Entretien réalisé par Etienne Krieger le 11 juin 2021

Patricia Lavocat déploie une énergie considérable pour promouvoir l’upcycling, cette pratique de « surcyclage » ou de « recyclage par le haut » consistant à récupérer des matériaux « inutiles » pour créer des produits de qualité. Il faut visiter son site Internet www.rue-rangoli.com ou sa boutique parisienne éponyme du 74 de la rue du Cherche-Midi pour comprendre la force de ce concept, fruit d’une démarche design et solidaire. Patricia est intarissable sur le talent des artisans, auteurs de toutes ces œuvres d’art écologiques qu’elle promeut. Gageons que cette démarche pionnière en matière d’upcycling zéro déchet design et solidaire va contribuer à modifier en profondeur nos modes de consommation.

Bonne lecture !

Patricia Lavocat deploys considerable energy to promote upcycling, the practice involving reclaiming « useless » materials to create high-quality products. To grasp the strength of this concept, born from a design and solidarity-driven approach, one must visit her website www.rue-rangoli.com or her eponymous Parisian boutique located at 74 Rue du Cherche-Midi. Patricia is effusive about the talent of the artisans who are the creators of all these ecological works of art that she champions. Let us wager that this pioneering approach to zero-waste, design-oriented, and solidarity-based upcycling will profoundly alter our consumption patterns.

Happy reading!

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Votre parcours et votre activité actuelle

Je suis originaire de Pondichéry, le plus célèbre des cinq anciens comptoirs français en Inde un petit bout de France magique à l’autre bout du monde.  J’y ai passé mes dix premières années. Une période qui a ancré à la fois ma vie personnelle et professionnelle dans les valeurs de partage de solidarité et de coopération dans lesquelles j’ai baigné durant mon enfance. 

Après des études scientifiques, je me suis très vite orientée vers ce qui me tenait à cœur, à savoir les questions liées aux enjeux du développement dans les pays du Sud.  J’ai donc travaillé pendant plus de 20 ans dans la coopération internationale.  J’ai eu la chance de vivre des années professionnelles passionnantes. C’est en allant à la rencontre de populations sur le terrain en Afrique ou en Asie, des bidonvilles de Manille jusqu’aux campagnes africaines parmi les plus démunies économiquement que j’ai trouvé une richesse humaine porteuse d’espoir et que je me suis ressourcée, enrichie et que j’ai beaucoup appris.

J’y ai également rencontré des hommes et des femmes qui avec beaucoup de résilience ont mis leurs compétences et leurs savoir faire au service de la planète et du développement de leur pays. Le recyclage est ancré dans le quotidien des populations dans ces pays qui, faute d’avoir accès aux biens de consommation, ont développé une culture du tri qui existe depuis bien plus longtemps que dans nos régions. Toute une économie informelle s’est construite autour de cette activité et les marchés regorgeaient de nombreux produits recyclés. Depuis quelques années, ces activités de recyclage ont vu arriver de nouveaux acteurs qui y ont introduit une dimension design, qualitatif, créatif, modernisant tous ces savoir faires pour proposer des objets qui n’ont rien à envier avec nos biens de consommation industriels. 

Séduites par ces objets, j’en ramenai à chacune de mes missions pour les offrir à ma famille et amis qui étaient éblouis à chaque fois. Ces belles filières ont beaucoup de mal à trouver un marché localement et à pérenniser leurs activités et les emplois créés auprès des plus fragiles.  Interpellée par l’un des artisans, j’ai choisi de les accompagner vers la voie de la pérennisation et leur donner la visibilité qu’ils méritent.

C’est de ses rencontres qu’est née Rue Rangoli. 

Démarrée avec 5 artisans véritables artistes, Rue Rangoli compte aujourd’hui plus d’une cinquantaine de partenaires dans plus de 12 pays, avec des objets hors du commun dans tous les domaines de notre quotidien : papeterie, accessoires, mode, mobilier, décoration, bijoux et même l’alimentaire. Réalisés avec des matières improbables : invendus alimentaires, emballages plastiques, matériaux de chantiers du bâtiment, bouse d’éléphant, journaux, œufs d’autruches, capsules de café, fil électrique, canette, bandes de cassette de vidéo… tout est upcyclable ! Chaque objet raconte une belle histoire humaine et pour moi une belle aventure humaine que j’essaye de faire découvrir au plus grand nombre au sein de la boutique parisienne et d’une boutique en ligne.

L’art, la science, l’innovation et vous

Ayant fait des études scientifiques, toute forme d’innovation relève pour moi de la créativité et donc revêt une dimension à la fois artistique et une dimension scientifique. Un exemple qui pour moi est un reflet parfait de cela c’est le Rangoli.

Le Rangoli est un art éphémère intégré dans la vie quotidienne en Inde où, tous les matins, la première chose que font les femmes est de nettoyer le seuil de la porte sur la rue et réaliser un dessin à base de farine de riz.  La base de ce dessin est une géométrie complexe, un ensemble de points parfaitement asymétriques en nombre impairs et en lignes impaires qui sont reliés ou entourés et deviennent parfois de véritables fresques colorés ou pas et varient selon les régions.  Chaque matin les femmes innovent et laissent libre cours à leur humeur du jour et à leur imagination. Un art ancien qu’il est difficile de dater et qui se transmet de mère en fille depuis plusieurs centaines d’années qui a intrigué bien des scientifiques. Au delà de l’aspect artistique scientifique et innovant, la symbolique de ce dessin est aussi très belle, protection de la maison, ouverture vers l’extérieur… C’est une belle façon de souhaiter la bienvenue à tous ceux qui rentrent chez vous et la farine de riz permet de donner à manger à tous les animaux de la rue par respect pour tous les êtres vivants de la planète.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

Je citerai plutôt des artistes que j’écoute régulièrement car il m’est difficile de choisir dans leur répertoire :

  • Ravi Shankar, un virtuose du sitar indien
  • Barbara, une voix, une personnalité et des textes magnifiques qui vous transportent
  • Miriam Makeba, la voix jazzy engagée de tout un continent.

Je rajouterai également Léo Ferré, Boris Vian, Maxime le Forestier, Françoise Hardy, Brel, Gainsbourg, Piaf, Louis Chedid, Johnny Clegg, Césarisa Evora, Bashung, Bob Marley, Aretha Franklin, Ray Charles… Plus actuel : Vianney.

En classique mon préféré : Schubert…

Trois œuvres littéraires

Les trois qui me viennent à l’esprit sans réfléchir :

  • Les travailleurs de la Mer de Victor Hugo. La Mer, une belle immensité que je peux écouter et contempler des heures durant sans jamais me lasser, qui à la fois m’effraie et me fascine comme ce livre qui décrit si magnifiquement cette nature qui peut être à la fois douce et violente et suscite des sentiments controversés. C’est une lecture de mon adolescence qui me reste toujours en mémoire.
  • Haruki Marukami : j’ai eu ma période Marukami, l’écrivain star japonais qui oppose souvent dans ses œuvres le réel et le fantastique.
  • Ma lecture actuelle : « Métaphysique des tubes », d’Amélie Nothomb.  Je vous en dirai plus après l’avoir fini, je trouve que la vision tubulaire de l’être humain est assez amusante.

Autres types de créations

Ne sachant pas faire grand chose de mes mains, je suis assez admirative devant toute forme de création à commencer par la peinture.  Je suis fan d’art naïf des classiques comme le Douanier Rousseau ou Séraphine, comme les plus contemporains.  Un univers rempli de magie de poésie et de couleurs comme un doux rêve qui nous emmène dans un monde imaginaire, enchanteur et féérique.  Parmi mes autres peintres préférés, Chagall, Kandinsky, Magritte : là aussi leurs œuvres sont des poèmes dessinés.  Des couleurs et toujours des couleurs oui j’aime les couleurs. Dans un autre genre, je citerai Erró, un peintre contemporain Islandais considéré comme le fondateur du mouvement de la figuration narrative. Sa technique particulière associe collage de personnages tirés de magazine et peinture, une autre forme artistique d’upcyling !  Un peintre engagé qui avec beaucoup d’humour et de dérision dénonce les travers de notre société.  Il fonctionne par série, j’aime beaucoup celle sur la Chine et la période Mao.  J’ai eu la chance de croiser son chemin et partager quelques moments avec ce personnage exceptionnel débordant de générosité et de gentillesse. Un musée lui est consacré à Reykjavík, le centre Pompidou lui a consacré une rétrospective.  Quelques galeries parisiennes et françaises lui consacrent régulièrement des expositions.

Il y a quelques années en me promenant à Lausanne, j’ai découvert un musée pas comme les autres. Le Musée d’Art Brut, des œuvres réalisés par des inconnus, des personnes internées, des prisonniers.  Des œuvres d’art qui vous interpellent parfois vous questionnent, parfois vous bouleversent, parfois saisissantes de beauté un musée qui m’a beaucoup perturbé et questionné sur l’art et la notion d’artiste.  Alors, si vous passez par-là, arrêtez-vous : ça vaut le détour. 

Parmi les merveilles architecturales, le Taj Mahal et les temples d’Angkor, à visiter hors affluence sinon ça gâche un peu la magie de ces lieux chargés d’histoire.

Aujourd’hui, j’ai la chance de côtoyer des artistes anonymes d’une grande résilience. Je suis persuadée qu’en chacun d’entre nous sommeille un artiste qui ne demande qu’à s’exprimer, il suffit de lui offrir l’espace pour le faire.  Tous mes partenaires aujourd’hui font preuve d’une créativité étonnante en redonnant de la valeur à tous nos objets du quotidien.

Trois clichés personnels

Rituel du lever du jour des femmes indiennes, dessiner le rangoli avant toute autre tâche. Photo prise en février 2019 au seuil de notre maison familiale

Pavillon de la Corée du Sud à l’expo universelle de Milan de 2015 qui était consacré au thème « Nourrir la planète ».

Image prise en août 2019 à Delhi, la ville la plus polluée au monde avec une brume quasi permanente, un air suffocant, il s’agit d’une décharge à ciel ouvert en pleine ville qui est devenue une montagne de 70 mètres de hauteur plus haut que le Taj Mahal, pour une surface équivalente à 40 terrains de foot, visible de toute la ville avec des habitations tout autour.  Un désastre environnemental et humanitaire.

Grands défis et propositions

L’enjeu majeur de notre société actuelle est d’arriver à concilier, l’humain, l’environnement et l’économique qui doit être notre modèle de société de demain.

La technologie, l’innovation, un modèle économique basé sur la croissance à tout prix, l’ubérisation de l’économie qui crée de nouvelles formes de travail esclavagisantes… Le progrès oui mais il ne peut pas se faire au détriment de l’humain. Remettre de l’humain dans tout ce que nous entreprenons, nos modèles économiques, nos modes de production, nos politiques, notre modèle de société sans engendrer des laissés pour compte ou détruire notre habitat et notre environnement est l’enjeu essentiel de la décennie à venir. Cela ne signifie pas qu’il faut en oublier la rentabilité. On a tendance en France à opposer le profit et le social, le social et le profit ne peuvent se pérenniser à long terme sans une interaction entre les deux, il s’agit de trouver le bon équilibre et de construire un nouveau modèle responsable.  On se doit aujourd’hui d’opérer la transition, repenser nos modèles économiques, revoir nos modèles de production, nos modes de consommation, revoir nos instances de gouvernance internationale mises en place à l’après-guerre et obsolète pour le monde d’aujourd’hui et pour gérer les grands défis mondiaux. La pandémie actuelle a mis en avant les limites de tous ces modèles et ces instances.

Aucune transition ou modèle ne peut se faire aujourd’hui sans intégrer la dimension environnementale avec toute sa dimension planétaire… il faut inverser la courbe des montagnes de déchets produits issus de la surproduction et de la surconsommation.

De nombreuses initiatives intégrant ces trois dimensions émergent un peu partout dans le monde. Simple effet de mode, démarche opportuniste, ou démarche sincère avec la volonté de façonner le monde de demain, peu importe : il s’agit de montrer la voie de faire la norme de ce qui demeure aujourd’hui confidentiel.

Nous aurions beaucoup à apprendre de ce qui se fait dans les pays du Sud.  Les relations Nord-Sud ont changé de nature, le transfert d’expertise du Nord vers le Sud n’est plus de mise.  Les pays du Sud disposent aujourd’hui d’une expertise qui n’a rien à envier aux pays développés, une grande capacité d’innovation et d’adaptation aux changements beaucoup de ses pays se sont développés dans la résilience, l’histoire nous a montré que c’est par les échanges et le partage que le monde s’est développé et non par le repli sur soi.

Pour finir une belle citation inspirante en tout cas pour moi de quelqu’un que j’admire : Nelson Mandela. « Une vision qui ne s’accompagne pas d’actions n’est qu’un rêve. Une action qui ne découle pas d’une vision c’est du temps perdu. Une vision suivie d’action peut changer le monde ».

Alors coconstruisons ensemble le monde dont nous rêvons !