Entretien réalisé par Etienne Krieger le 15 mars 2023

Architecte d’intérieur, Sébastien Caron a depuis toujours la vocation de « faire la synthèse de l’Art, la science et l’innovation ». A la croisée des sciences de l’ingénieur et des sciences sociales, ce métier requiert en effet un solide bagage technique, une culture éclectique et une bonne dose d’empathie pour comprendre les besoins de clients professionnels ou particuliers. Cet éclectisme est la marque de fabrique de Sébastien, qui fait naturellement la synthèse entre tradition et innovation. Cela se reflète dans ses goûts artistiques, musicaux et littéraires. Sébastien exprime sa préoccupation face à la diminution de l’importance accordée à l’esthétique et à la beauté dans l’architecture contemporaine. Il considère notamment que la réutilisation des matériaux et la mise en valeur des constructions anciennes sont essentielles pour préserver l’environnement et notre patrimoine culturel. Son invitation à se détacher des modes et des tendances pour préserver la véritable créativité et éviter la surconsommation est parfaitement en phase avec les préoccupations actuelles en matière de développement durable… toujours avec cette quête du Beau qui caractérise sa vocation d’architecte.

Bonne lecture !

Interior architect, Sébastien Caron, has always had the calling to « synthesize Art, science, and innovation. » At the crossroads of engineering and social sciences, this profession indeed requires a solid technical background, a diverse culture, and a good deal of empathy to understand the needs of professional or private clients. This eclecticism is Sébastien’s trademark, naturally blending tradition and innovation. It is reflected in his artistic, musical, and literary tastes. Sébastien expresses his concern about the decreasing importance given to aesthetics and beauty in contemporary architecture. He believes that the reuse of materials and the enhancement of old constructions are essential for preserving the environment and our cultural heritage. His invitation to break away from fads and trends to preserve true creativity and avoid overconsumption perfectly aligns with current concerns about sustainable development—always with a pursuit of Beauty that characterizes his vocation as an architect.

Enjoy reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

Je suis architecte d’intérieur et suis diplômé de L’Institut Supérieur des Arts Appliqué de Paris.

Après une dizaine d’années à créer l’architecture commerciale d’espaces de ventes du Printemps Haussmann, mode, luxe, beauté et accessoires, j’ai voulu explorer une architecture intérieure plus proche des personnes, afin de développer des expériences de vie après avoir développé des expériences shopping, ce qui était différent de mon souhait premier, mais très formateur.

Curieux de développer une activité entrepreneuriale, j’ai alors créé l’agence Caron & Associés et ai commencé par recréer, ou imaginer des histoires et des atmosphères dans des lieux d’époques, de styles et d’environnement différents. J’ai réalisé des projets allant d’un loft 1900 dans le Vieux Marais, à un cabinet de curiosité Art Déco Montmartrois en passant par un Penthouse au cœur des Alpes suisses.

À la suite d’une rencontre à HEC Alumni, je finalise un projet hôtelier que je dessine entièrement, ce qui me plait particulièrement car il se trouve  à mi-chemin entre l’architecture commerciale et résidentielle. Je développe en parallèle du design de luminaires et d’assises.

Lorsque je cherchais ma voie, j’ai alors réalisé que mon père, maçon, en construisant des maisons pour les autres, leur apportait à sa manière un plaisir évident. Ainsi au centre d’orientation, avant la fin du lycée, je suis arrivé avec des questions auxquelles la conseillère ne s’attendait pas vraiment, et auxquelles elle n’a pas su vraiment répondre : « J’aime l’architecture, mais je voudrais faire quelque chose qui soit plus proche des gens, ça existe ? D’ailleurs, en quoi consiste le métier d’architecte d’intérieur ? ». Passionné par l’Art et les métiers d’Arts, je souhaitais alors transposer mes centres d’intérêts dans mon futur métier, qui permettait également au delà de la création pure de faire de nombreuses rencontres. Sorti major de promo, j’avais trouvé ma voie.

L’art, la science, l’innovation et vous

Mon métier me place naturellement au carrefour de ces thèmes. La science est la base de la technique, du savoir-faire, des « règles de l’Art ». L’innovation permet de repousser les limites de la science, de se dépasser, de faire plus haut, plus léger, de repenser un sujet avec un nouvel angle de vue. L’art apporte ce supplément d’âme indispensable qui transforme un « outil à vivre » en un vrai foyer par exemple.

Je suis aussi fasciné par les trois premiers. Trois domaines très différents dont on peut en retrouver la rencontre heureuse dans la construction des cathédrales par exemple. La science servit de base pour établir des procédés de constructions, qui ont évolué par l’innovation, leur permettant ainsi de s’élever toujours plus haut, de s’ajourer toujours plus pour permettre à la lumière d’y entrer, tout en étant habillée d’Arts sous toutes les formes, que de soient la sculpture, la peinture, la musique… Ces trois domaines existent et surtout, ont pu évoluer grâce à la créativité, un point qui me relie à eux.

Mon but premier est ainsi de faire la synthèse de l’Art, la science et l’innovation pour un projet bien précis, de proposer des solutions permettant d’arriver à une réalisation qui soit évidente, personnalisée et pérenne.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

Une sélection parmi tant d’autres car elle évolue selon les saisons aussi…

  • Le duo des fleurs (Léo Delibes) qui m’a subjugué au jardin de la villa Ephrussi de Rothschild. Je sortais de la villa, commençais à marcher dans le jardín, quand cette musique s’est mise à retentir tout autour de moi, c’était théâtral à souhait, et je m’en rappelle encore…
  • Le Boléro (Maurice Ravel) en ballet par Maurice Béjart découvert à l’Opéra Bastille il y a deux ans. Assez hypnotique, il apporte un univers que je ne soupçonnais pas à cet air : LIEN
  • Iron (Woodkid) une très bonne surprise de 2011 qui propose un univers très marqué à l’esthétisme très abouti  : LIEN

Je suis assez éclectique, passant du classique, avec une préférence pour la musique baroque, à la house garage en passant par la variété française, le jazz ou bien le disco… J’écoute beaucoup les web radio, qui sont à mon avis une bonne manière de ne pas s’enfermer dans ses habitudes musicales tout en découvrant des artistes étrangement peu connus malgré un talent évident et un univers propre et unique, justement pas mis en avant par les labels et radios mainstream. Je regrette que certains artistes disparus trop prématurément n’aient pas pu davantage nous faire profiter de leur talent, à l’image d’Amy Winehouse ou de Mac Miller…

Trois œuvres littéraires

  • À la recherche du temps perdu (Marcel Proust)
  • L’homme en rouge (Julian Barnes)
  • Au bonheur des dames (Émile Zola)

Pourquoi ces trois œuvres littéraires ?

À la recherche du temps perdu de Proust, qu’il faut lire à haute voix pour apprécier à la fois la musicalité du texte et l’intelligence des tournures de phrase teintée en permancence d’humour.

L’homme en rouge est un récit centré sur Samuel Pozzi, un médecin du tout-Paris de la Belle Époque, il offre une vision très particulière sur cette période, opposant l’image classique de paix et de plaisirs à une période politique très instable ponctuée de scandales.

« Au Bonheur des Dames » parvient à me transporter dans le Paris 19ème siècle alors en pleine transformation, imaginant une époque en pleine métamorphose, épicentre de l’art, de la science et de l’innovation d’alors, une époque que j’aimerais « vivre » si je pouvais remonter le temps.

Ma « machine à remonter le temps » s’incarna au travers de la restauration d’un appartement parisien situé à quelques minutes de l’Opéra Garnier.

En effet après quelques recherches sur l’immeuble et l’appartement que je m’apprétais à rénover, j’ai découvert que ce qui est aujourd’hui un appartement faisait partie d’un Grand Magasin aujourd’hui oublié, les Grands Magasins de la Paix,  qui servit d’inspiration à Émile Zola pour la localisation de son « Au Bonheur des Dames »…

Autres types de créations

J’aime beaucoup le travail de calligraphie et les monochromes noirs de Pierre Soulages. Ce qu’il parvenait à faire transparaître dans cette unique couleur, en terme de couleur et de lumière paradoxalement est assez saisissante. Henry Matisse aussi a une place importante, quelques soient ses différentes périodes d’ailleurs car le concernant, il faut s’intéresser à l’intégralité de son œuvre et à son évolution.

C’est pourquoi j’aime beaucoup voir les rétrospectives d’artistes, quelles que soient leurs époques, car elles permettent d’apprécier à la fois l’évolution de leur art et leur technique et de mieux rentrer dans leur univers, cela relève presque de la psychanalyse finalement.

En sculpture, Auguste Rodin et Camille Claudel sont fascinants, pour leur travail dans un premier temps, mais aussi par leurs vies croisées. La sculpture d’Anish Kapoor au Grand Palais lors d’une installation Monumenta était aussi particulièrement impressionnante, la découvrant d’abord par l’intérieur, puis de l’extérieur, envahissant toute la nef…

Un autre domaine rejoint la sculpture à mon avis, il s’agit de la haute-couture, ou l’art de créer des sculptures vivantes par la coopération de dizaines de personnes, chacunes avec leurs savoir-faire uniques et précieux autour de la réalisation d’un travail commun, né de la vision d’artistes-chef d’orchestre. Cette œuvre commune véhicule alors un certain art de vivre, un art qui peux alors vivre au sens propre du terme car porté par des personnes devenant sculptures vivantes. Christian Lacroix crée de véritables costumes de théâtre par exemple. Yves Saint Laurent était à la recherche d’une élégance absolue. Jean-Paul Gaultier apporte une dose d’humour, un décalage tout en restant fidèle à la notion de beauté et d’élégance.

Certains photographes ont très bien su mettre en valeur la mode, tel Richard Avedon, mais j’aime aussi beaucoup certains photographes plus réalistes telles Diane Arbus ou Nancy Goldin.

La photographie au cinéma est primordiale pour rendre tangible une atmosphère, comme la lumière en architecture d’ailleurs. J’aime particulièrement, en plus de l’histoire, l’univers du film Bagdad Café de Percy Adlon… Il date de 1987, déjà, et il a parfaitement bien vieilli… et la bande son est sublime…

Une autre bande son sublime, Princesse Mononoke… Elle me transporte totalement dans cet univers onirique pour cet animé japonais d’Hayao Miyasaki à la grande poésie. Le Voyage de Chihiro m’avait aussi fait passer un moment hors du temps…

Un autre moment hors du temps, une expérience à la fois visuelle et auditive, était à l’Opéra Garnier, lors de la fête de la musique à ma première ou deuxième année parisienne… J’y ai découvert les chœurs, et perché au dernier balcon face à la scène, j’ai vécu pour la première fois une expérience physique du son, comme des vagues invisibles qui venaient me toucher, projetées par les forgerons du Trouvère de Verdi… J’en ai eu des frissons et je m’en rappelle encore…

Peut-être que j’avais été déjà « échauffé » par le lieu en tant que tel. Il faut dire que l’Opéra Garnier est une expérience architecturale en soit, on en prend plein les yeux, une œuvre d’une grande inventivité, qui permet de vivre un spectacle avant même que la représentation commence. Charles Garnier avait pensé à théâtraliser l’arrivée des spectateurs, en les mettant dés leur arrivée en scène.

Je me rappelle d’une ancienne collègue architecte qui jugeait cet opéra tel une tarte à la crème, et je me dis à chaque fois que je sors du métro éponyme qu’elle n’a pas compris ce monument et qu’il faut le voir comme une œuvre d’art totale. Pour la petite histoire, Charles n’avait même pas été invité à l’inauguration de son opéra lorsqu’il fut ouvert sous la république… Un autre incompris est Jean Nouvel. Je trouve à ses réalisations une certaine poésie toujours adaptée à son environnement. et j’avoue beaucoup aimer ses tours Duo, bancales, qui interpellent immanquablement lorsqu’on les aperçoit au loin au bord du périphérique.

Trois clichés personnels

Devoir se lever parfois aux aurores pour aller sur un chantier peut être une très bonne chose…

L’intérieur du Léviathan d’Anish Kapoor au Grand Palais…

J’aime particulièrement ces moments d’archéologie lors de chantiers et qui permettent parfois de découvrir de vrai trésors… comme ici dans cet appartement qui s’est révélé être dans le Grand Magasin du « Bonheur des Dames » d’Émile Zola…

Grands défis et propositions

J’ai un problème avec le peu de cas que beaucoup peuvent avoir face à la notion du Beau, de l’esthétique. Trop souvent, des architectures sont sacrifiées malgré leur esthétisme et leur belle facture soit par paresse ou incompétence administrative, soit parce que jugées « non représentatives de cette époque ». Une excuse qui fait la part belle à la spéculation simple, qui n’est pas régulée à l’échelle de la ville et de son environnement pour aller toujours vers plus de profit.

Cette baisse du niveau d’attention à la beauté a son importance et est une vraie régression selon moi car aujourd’hui, pour avoir accès au beau, il faut avoir de l’argent, beaucoup d’argent alors qu’il n’y a pas si longtemps, il y a encore à peine 100 ans, même les maisons ouvrières avaient droit à cette notion de beau, par forcément dans les matériaux bien entendu, mais dans leur mise en œuvre à l’image des briques organisées de manière à former un petit motif, un peu de vitrail au-dessus de la porte d’entrée, une petite ferronnerie, certes discrète, mais bien dessinée et avec un peu de détails bien pensés auxquels des artisans auront choisi de passer une heure ou deux de plus pour créer ce petit truc en plus. Aujourd’hui, ces détails sont trop souvent perçus comme un coût inutile, superflu, voire même « bourgeois ».

Je pense aussi que le secteur de la construction, ou de la rénovation en tout cas doit se remettre en question, notamment concernant la réutilisation des matériaux dans la construction, ce qui n’est pas envisagé pour des raisons de simplification et d’économies. Trop souvent, les architectes et promoteurs recourent à une démolition pure et simple pour se simplifier la vie et aussi et surtout, par égo, c’est-à-dire par un besoin assez systématique de vouloir laisser sa trace, de marquer un espace, une ville de son passage.

J’aimerais aussi qu’il y ait une vraie réflexion dans les projets de constructions et de rénovations afin que le bâti existant et unique à une rue, à une ville ou une région soient pris en compte, respectés pour apporter une vraie réponse architecturale et non pas un énième immeuble ou bâtiment au style « international » que l’on retrouve posé ici ou là sans logique et qu’il aurait sa place autant en Provence qu’en Bretagne à l’échelle de la France, indépendamment des spécificités de nos régions, ou à Paris, à Taïwan ou Chicago à l’échelle du monde…

Nous devrions apprendre à voir la beauté dans ce qui nous entoure et ce qui existe déjà plutôt qu’à faire table rase du passé pour trop souvent voir un marquage de territoire qui va d’ailleurs toujours à l’encontre d’une très bonne logique écologique, à savoir qu’une construction ancienne a été amortie depuis longtemps du point de vue de son empreinte carbone. Il vaut mieux l’adapter aux changements à venir, plutôt que de la détruire pour construire à nouveau avec des techniques, pas toujours éprouvées, qui remettent alors à zéro le compteur de cette émission carbone en plus d’être presque toujours un gaspillage de ressources, tout en faisant bien peu de cas du travail d’artisans qui ont construit et œuvré à l’époque pour réaliser ces constructions anciennes que l’on ne pourrait plus construire aujourd’hui, soit pour des raisons économiques, soit, plus simplement parce que ces savoir-faire ont (presque) disparu…

Je pense aussi qu’il serait nécessaire de se détacher complètement des modes et tendances dans tous les domaines, y compris dans la décoration car en plus d’appauvrir la créativité, elles ne font que succéder des cycles de plus en plus courts, qui conduisent à une surconsommation assez inutile d’objets, de vêtements et par extension de matériaux aujourd’hui de plus en plus rares et donc précieux. Il vaut mieux acheter bien que trop.

Enfin, je suis assez curieux de voir ce qu’apportera la nouvelle révolution de l’intelligence artificielle dans tous les secteurs d’activité, à commencer par l’architecture… Il me semble que si le métier ne se réveille pas, ne s’adapte pas, il sera complètement assimilé par des Chat GPT actuels et futurs…

De mon point de vue, c’est une très bonne chose si l’humain reste aux commandes de la création, sinon, elle serait dictée par des modes et tendances complètement hors de contrôle et alors nous perdrions finalement ce qui fait notre humanité. L’Homme (au sens humain) crée depuis toujours et c’est la création qui a fait de lui ce qu’il est aujourd’hui.

Laissons l’administratif, la résolution des problèmes, la constitution des dossiers, la prise en compte de la multitude de normes et règles en perpétuelle augmentation aux intelligences artificielles, pour que l’on puisse totalement se consacrer à la création !