Entretien réalisé par Etienne Krieger le 20 mars 2021

Discuter avec Pierre-Jean Benghozi est toujours l’assurance d’un feu d’artifice d’idées et de références artistiques, scientifiques et économiques. J’ai la chance de coanimer avec lui un cours « X-HEC » relatif au financement des startups, sur le campus de Polytechnique. Lorsque l’actualité sanitaire ne nous oblige pas à animer les séances en ligne, nous avons opté pour une pédagogie sans salle de classe, dans le hall de l’accélérateur X-UP. Une variante post-moderne du Cercle des poètes disparus. Pierre-Jean est proactif contemplatif, un mélomane doublé d’un passionné de restauration de monuments. La synthèse de cette entreprise prométhéenne se situe à quelques encablures de Meaux, dans une propriété que Pierre-Jean et sa famille ont à cœur de faire revivre en y organisant des concerts en plein air ou dans l’ancienne chapelle du Château Royal. Concilier tradition et innovation semble être le fil d’Ariane de Pierre-Jean, qui a à cœur d’organiser des concerts multimédias et, notamment, des « cinéconcerts » en plein air. Un clin d’œil qui nous rappelle que les premières projections de cinéma muet s’effectuaient avec l’accompagnement musical d’un véritable pianiste. Après avoir quitté son rocher du mont Caucase, Prométhée s’est manifestement établi à Montceaux-lès-Meaux.

Bonne lecture !

Engaging in a discussion with Pierre-Jean Benghozi always ensures a dazzling display of ideas and artistic, scientific, and economic references. I am fortunate to co-host with him an « X-HEC » course on startup financing at the Polytechnique campus. When the health situation doesn’t force us to conduct the sessions online, we have opted for a classroom-free pedagogy in the X-UP accelerator hall. It’s a post-modern variant of the Dead Poets Society. Pierre-Jean is a proactive contemplative, a music lover, and a passionate restorer of monuments. The synthesis of this Promethean endeavor is located not far from Meaux, in a property that Pierre-Jean and his family are dedicated to bringing back to life by organizing outdoor concerts or performances in the old chapel of the Royal Castle. Balancing tradition and innovation seems to be Pierre-Jean’s guiding thread, as he is committed to organizing multimedia concerts, especially « cine-concerts » in the open air. A nod that reminds us that the early projections of silent films were accompanied by the live music of a genuine pianist. After leaving his rock on Mount Caucasus, Prometheus has apparently settled in Montceaux-lès-Meaux.

Enjoy your reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

Mon parcours est marqué par l’ouverture et la disponibilité aux opportunités mais il est guidé par plusieurs boussoles :

  • La curiosité intellectuelle pour la connaissance et l’attirance pour la recherche étaient ancrées chez moi dès le début de mes études, pas forcément en économie et gestion d’ailleurs : mon premier papier de recherche a d’ailleurs été fait en biologie, à l’Institut Pasteur, sur des technologies de découpage d’enzymes, lors de mon stage de recherche à Polytechnique. Ensuite, mes premiers travaux d’économie portaient sur l’application de la théorie des jeux pour rendre compte de l’équilibre des partis au Parlement Européen. Le virage sur mon « cœur de métier » a été pris ensuite dans ma thèse qui portait déjà sur l’Innovation avec un titre (« gérer et convaincre »), dont j’ai l’immodestie de penser qu’il a sans doute ensuite trouvé un écho dans celui de l’importante revue de gestion lancée plus tard par mon directeur de thèse.
  • Sans être vraiment bricoleur, j’ai également toujours été attiré par les applications de la technologie et le métier d’ingénieur. Passionné d’ailleurs par les maths (avec un faible pour la topologie), la mécanique, l’histoire des techniques, le rôle des technologies dans les activités humaines, plus que par la physique et la chimie.
  • L’attrait pour la création et la culture ont toujours été permanents : passion pour le cinéma, le livre, la musique, les arts plastiques… comme spectateur, lecteur et auditeur… autant que comme (médiocre) pratiquant.
  • L’entrepreneuriat, la création d’institutions, le lancement de projets nouveaux et la prise de responsabilité dans l’action me motivent plus que faire tourner l’existant. D’où mon engagement et mes prises de responsabilités dans la gestion de la recherche et la structuration de réseaux de chercheurs sur ces thèmes en France comme à l’étranger, tout comme l’implication directe dans des fonctions de régulateur des télécoms.
  • L’ouverture sur le monde et l’international : plus en essayant d’y travailler et de s’y insérer que par de simples voyages.

L’art, la science, l’innovation et vous

  • J’ai eu la grande chance d’avoir pu concilier l’ensemble de « ce qui me mouvait » dans mon métier de chercheur et d’enseignant. Mes travaux ont été menés en parallèle et en interaction sur les industries créatives et culturelles d’un côté, l’internet et les nouvelles technologies de l’information et de la communication de l’autre côté. J’ai ainsi pu, grâce à mes recherches, côtoyer de près le monde du cinéma (jusqu’aux marches du festival de Cannes), celui des jeux vidéos en passant par la presse, la musique, la télévision, mais aussi les laboratoires de recherche les plus pointus et les infrastructures et entreprises de haute technologie.
  • Il est impossible pour moi de séparer ces différentes dimensions car très inspirés par les travaux d’auteurs comme Becker, Baxandall ou Panovski, j’ai toujours été convaincu que les technologies pèsent et structurent la création, que les formes d’organisation de la culture, de l’innovation et de la création doivent appeler à mieux penser les technologies et leur développement, qu’étudier le rôle des technologies du numérique permet de savoir comment stimuler les nouvelles formes de création et de consommation des contenus culturels… Tout cela m’a donc conduit à voir l’importance de se donner les moyens de penser et comprendre les pratiques concrètes de la création et de l’innovation pour favoriser le développement de nouvelles formes, esthétiques, formats, idées….

Les œuvres qui vous parlent

Elles sont toutes marquées par une forme d’éclectisme et d’ouverture

Trois œuvres musicales

Le requiem de Mozart : même le silence qui précède et suit Mozart est encore du Mozart.

La Danse macabre de Saint Saëns : une de ces œuvres tellement jouées qu’on oublie de les écouter vraiment. J’en avais un souvenir scolaire triste et banal mais j’en ai redécouvert la force, la sensibilité et l’entrain dans les interprétations de mon fils des adaptations lyriques de l’œuvre.

La version de Round about Midnight par Miles Davis, mais j’aurais pu aussi prendre celles de Thelonius Monk. Le silence qui suit la trompette de Miles Davis est encore du Miles Davis, pourrais- je redire. Mais au-delà de la beauté et profondeur de ce morceau, l’un comme l’autre des deux interprètes nous montrent comment la capacité de penser « out of the box » ou ici « out of the music score », ouvrent les voies de la création en réinventant des standards très formatés.

Trois œuvres littéraires

Beaucoup de lectures et des livres à ne pas savoir où les ranger – le drame partagé par beaucoup de grands lecteurs – mais paradoxalement peu d’ouvrages majeurs me viennent aussi spontanément à l’esprit que les musique ou films évoqués par ailleurs. Je serais plus incité à évoquer des souvenirs de grands moments de lecture plus que des œuvres en tant que telles

La Recherche… de Marcel Proust, dont la lecture m’a évité des jours d’arrêt de rigueur pendant mon service militaire. L’officier qui m’avait surpris en train de lire alors que j’assurais une garde importante en plein hiver a été tellement surpris et pris de court par le titre et la nature du livre (il s’attendait sans doute à ces illustrés faciles à lire qui circulaient dans la caserne) qu’il a tourné les talons en me demandant simplement d’arrêter.

L’intégrale de Simenon dévorée un été au bord d’une piscine au Sud de la France et qui m’a permis de découvrir un vrai auteur, loin du seul auteur de Maigret : un grand peintre des sociétés françaises (et américaines) des années d’après-guerre, mais un écrivain aux facettes également sombres par le racisme et l’antisémitisme qui affleurent parfois.

L’œuvre d’Italo Calvino, découverte en Italie lors de séjours réguliers à Rome grâce à un article de Dominique Fernandez, cet autre passionné d’Italie. Une belle perspective sur un travail oulipien marqué par une forme de lyrisme et d’inspiration baroque typiquement italienne, assez différente somme toute des oulipiens français.

Autres types de création

La réelle splendeur et force inventive de l’architecture de la Renaissance, que j’ai vraiment compris il y a une dizaine d’années à l’occasion d’un projet personnel d’implication dans la restauration et l’animation culturelle d’un château de cette époque. Ses vestiges monumentaux m’ont fait découvrir et mieux comprendre le subtil équilibre des volumes, les balances entre pierre et briques de l’Ecole de Fontainebleau, la capacité créative résidant, là encore, dans la réinterprétation moderne et constante des formes classiques (colonnes…).

Inconditionnel du cinéma hollywoodien de la grande époque, si je mentionne Laura d’O. Preminger, j’aurai l’opportunité de rendre compte en même temps d’un des meilleurs films et meilleure œuvre musicale (il faut en écouter l’interprétation de Charlie Parker). Et comment ne pas tomber amoureux de la figure fantomatique incarnée par Gene Tierney ni rester accroché par un scénario écrit au cordeau ?

Les Mémos de Selznick : à lire et à relire pour comprendre – par la sécheresse de mots échangés semblables à celle des post-it ou mails actuels et allant à l’essentiel – les processus de création et les relations créateurs producteurs.

The apartment pour l’humour de Jack Lemon et la sensibilité rieuse de Shirley MacLaine : une illustration emblématique de la vis comica de Billy Wilder, plus forte et nuancée que dans l’inimitable Certains l’aiment chaud, ou le remarquablement irrévérencieux (à découvrir) Un, deux, trois.

Je n’oublierai pas non plus l’inventivité des séries télévisées et la capacité des cultures de différents pays de se projeter au niveau mondial à chaque époque : Brésil et télénovelas, Homeland ou En Thérapie pour Israël, Borgen et The Killing pour le Danemark, et bien sûr Lupin, le Bureau des Légendes ou Dix pour cent pour ne pas oublier la France.

Trois photos

Une photo prise lors d’un cinéconcert organisé au Château Royal de Montceaux-lès-Meaux qui réconcilie architecture renaissance, musique (avec Karol Beffa au piano, Victoire de la musique et lui-même penseur des phénomènes de la création), cinéma… avec un supplément d’âme magique au moment où le personnage semble interroger du regard le pianiste… par ailleurs parrain des évènements musicaux du site ;

Le regard profond d’un cheval, animal d’une sensibilité extrême, capable de ressentir la moindre des émotions, gestes ou mouvements de son cavalier. Une réflexion qui m’a, incidemment, fait penser à la relative absence de la pensée et conceptualisation du rôle du corps en tant que tel pour penser le travail du manager dans les sciences de gestion… Mais on ne peut pas travailler sur tout !

Le support d’une antenne 5G sur le toit du plus grands des opérateurs de télécommunications japonais. Plus que le seul souvenir de mon activité de régulateur, cette photo est emblématique de l’articulation, dans le numérique, entre clic et mortar. Mais c’est tout autant une belle illustration, de la force de création de l’architecture métallique, innovation née au XIXe (pensons aux gares parisiennes), au service désormais des réseaux actuels à très haut débit, et notamment des nouvelles antennes actives de la 5G, sujet qui m’a largement occupé lors de mon mandat à l’Arcep… et depuis.

Grands défis et propositions

Creuser la compréhension et l’implication dans l’action ou la régulation autour des économies du numérique et des industries créatives. Loin de simplement juxtaposer deux de mes centres d’intérêt, c’est en effet un enjeu central pour soutenir le développement de l’innovation, de la créativité et des créateurs, dans toute sa diversité et sa soutenabilité.

Continuer, avec ma famille, à assurer la restauration et l’animation du Château dans lequel nous nous sommes lancés avec passion dans un instant de folie ? Il existe depuis 500 ans, continuera à être là bien après nous et nous essayons modestement de le faire découvrir, d’en partager la beauté, de lui donner vie par les concerts… et de le laisser dans un état un peu meilleur que quand nous l’avons acquis.