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À l’heure où l’IA, les plateformes de services en ligne et les nouveaux modèles de conseil redessinent les contours des services professionnels, avocats, notaires, experts-comptables et commissaires aux comptes sont à la croisée des chemins. Ces professions longtemps protégées par des barrières à l’entrée doivent tout à la fois être capables d’innover, de se différencier et de créer un fonds de commerce pérenne. Il leur faut conserver l’essence même de leur mission, reposant sur une expertise certifiée, une relation de confiance et une déontologie exigeante, tout en adoptant les codes de l’entrepreneuriat.

Article publié par Les Echos Solutions le 01/10/2025 : https://solutions.lesechos.fr/business/lancer-son-projet/professions-intellectuelles-reglementees-quand-l-expert-devient-entrepreneur/

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Les Experts comptables, commissaires aux comptes, avocats et notaires font partie de la grande famille des professions intellectuelles réglementées (PIR). Ces professionnels allient une compétence certifiée, encadrée par des ordres, des codes déontologiques ainsi que des obligations de formation continue. Ils se situent à la frontière des logiques du marché et des missions de service public.

Les PIR bénéficient d’un monopole partiel sur certaines missions, ce qui les éloigne a priori des dynamiques entrepreneuriales classiques. La concurrence entre les membres d’une même profession est de facto moins féroce que pour les activités dépourvues de barrières réglementaires, mais elle existe bel et bien.

Si l’ubérisation de certaines prestations est désormais à l’œuvre, le colloque singulier qui réunit ces professionnels et leurs clients n’est pas réductible aux lois habituelles du marché. Il s’apparente à ce que Louis Portes qualifie de « rencontre d’une confiance et d’une conscience » pour décrire la relation entre un médecin et son patient.

Une sécurité d’exercice de plus en plus relative

La sécurité apparente des professions intellectuelles réglementées est de plus en plus relative. La numérisation des services, l’émergence de nouveaux entrants agiles comme les legaltech et les plateformes d’expertise comptable en ligne se combine à la transformation des attentes des clients et à la persistance des contraintes de communication imposées par la déontologie.

Dans ce contexte, le professionnel libéral ne peut plus seulement être un sachant : il doit devenir stratège. S’il veut durer, il doit penser son cabinet comme une entreprise à part entière, tout en préservant son éthique, son indépendance et la confiance de ses clients. La conscience professionnelle n’interdit pas la lucidité économique, bien au contraire. Et si, finalement, ces professions intellectuelles réglementées étaient vouées à devenir des entrepreneurs comme les autres ?

Une différenciation nécessaire mais subtile

Dans des univers où l’accès est régulé et où la tarification est parfois réglementée, c’est moins le prix que la valeur perçue qui permet de se différencier. Cette différenciation peut ainsi porter sur une spécialisation sectorielle, sur l’expérience client, sur votre réactivité et sur un service clés en main, à l’instar d’un expert-comptable se spécialisant sur les startups technologiques.

« Le prix s’oublie ; la qualité reste » : cet aphorisme de Michel Audiard dans « Les Tontons flingueurs », film culte réalisé par Georges Lautner en 1963, est plus que jamais d’actualité pour les PIR.

S’associer à des profils complémentaires et partager les ressources

Beaucoup de praticiens-experts doivent apprendre à diriger une équipe, fixer un cap stratégique, gérer des conflits d’associés et transmettre des savoirs. Il leur faut ainsi devenir des entrepreneurs-innovateurs et des dirigeants à part entière.

Le choix du bon statut est essentiel si l’on veut passer d’un exercice individuel à une véritable société d’exercice libéral (SEL). La forme juridique impactera votre gouvernance, votre capacité d’investissement, vos responsabilités et la répartition des bénéfices. Outre la mutualisation des dépenses, la SEL facilite également l’entrée de capitaux et la transmission.

Le partage de ressources rares permet de créer de nouveaux services combinant une expertise technique et des compétences transverses sur le plan marketing et/ou digital.

Communiquer par-delà les contraintes déontologiques

Si la publicité classique est interdite pour certaines professions, la diffusion de contenus neutres et pédagogiques reste autorisée et permet de promouvoir votre expertise, via des newsletters, des blogs, des webinars ou des conférences thématiques. À l’ère de l’infobésité, devenir une voix référente vaut nettement mieux que bien des bannières publicitaires. La fidélisation des clients existants et le bouche-à-oreille demeurent les meilleurs vecteurs de croissance.

Des baromètres, des guides pratiques et des cas d’usage savamment choisis constituent de puissants vecteurs promotionnels, déclinables sur divers réseaux sociaux professionnels. De telles opérations, réalisées en solo ou avec des partenaires complémentaires, permettent de montrer votre expertise et de développer votre « marque personnelle ».

L’apprentissage permanent : un enjeu vital

Dans un contexte social, culturel, économique, politique, technologique, environnemental et légal en constante mutation, le praticien doit systématiquement mettre à jour ses connaissances. Cette actualisation peut s’effectuer via des formations certifiantes, des MOOCs, des congrès et séminaires internationaux. Il sera d’autant plus facile de développer de nouvelles offres de services que l’on aura réussi à instaurer une véritable culture de veille dans des domaines aussi variés que la data, le design de services, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.

Plutôt que de subir la disruption des startups, on pourra avantageusement intégrer des outils, notamment à base d’IA, permettant réduire les tâches répétitives pour se concentrer sur des prestations à forte valeur ajoutée.

Créer un fonds de commerce et une marque qui transcendent l’expert

Tenir une organisation à bout de bras est le plus sûr moyen de ne jamais être en mesure de la transmettre ou de le faire pour un prix dérisoire. Ce qui est vrai pour une PME l’est d’autant plus pour une personne exerçant une profession intellectuelle réglementée.

Le grand paradoxe des PIR est que beaucoup de professionnels exercent parfois pendant plus de trente ans sans jamais avoir créé d’actifs transmissibles. Pourtant une image de marque, des méthodes de production de services, une base de clients fidèles et une solide culture interne constituent autant d’éléments essentiels à la valorisation d’un cabinet. Penser comme un véritable entrepreneur, c’est anticiper sa propre transmission et sortir de la logique du « moi prestataire » pour entrer dans celle de l’organisation pérenne… même sans vous !

La formulation d’un véritable plan de développement est une formidable opportunité pour développer une vision à long terme, penser la transmission et préparer la cession, par fusion ou par rachat. Cela éclairera vos objectifs stratégiques de type croissance externe, diversification d’offres ou développement international. Cela vous permettra également de développer des actifs immatériels comme des méthodologies propriétaires et des « packages » de services intellectuels structurés.

Faire la synthèse d’injonctions paradoxales

Longtemps considérées comme à l’abri des aléas du marché, les professions intellectuelles réglementées sont désormais confrontées à des injonctions paradoxales : protéger leur éthique tout en cultivant un esprit d’entreprise, préserver leur indépendance tout en créant des structures collectives, conjuguer l’urgence du conseil quotidien avec la construction d’un actif pérenne. De l’autre côté du “mur déontologique” se dessine un paysage où l’expert devient véritablement entrepreneur, à la fois gardien de la confiance et architecte de sa croissance.