Entretien réalisé par Etienne Krieger Le 5 octobre 2020

L’éclectisme de Sylvie Tissot m’a toujours fasciné. Elle a un talent inné pour présenter de manière simple des concepts complexes. J’ai ainsi découvert un jour le syllabus d’un de ses cours de programmation qui débutait avec des vers de Lewis Carroll tirés d’Alice’s Adventures in Wonderland :

’Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe;
All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.

Cette faculté de traiter avec humour des sujets ardus se conjugue avec une hybridation « art-science-industrie » systématique, particulièrement féconde dans l’univers de la création numérique. Sylvie est une humaniste qui aborde à la fois des sujets graves et légers sans jamais se prendre au sérieux. Si l’on étudiait la descendance de la famille de Pic de la Mirandole, on trouverait immanquablement un lien, fût-il symbolique, avec Sylvie.

Bonne lecture !

Sylvie Tissot’s eclecticism has always fascinated me. She has an innate talent for presenting complex concepts in a simple manner. One day, I discovered the syllabus of one of her programming courses, which began with verses from Lewis Carroll’s ‘Alice’s Adventures in Wonderland’:

‘Twas brillig, and the slithy toves

Did gyre and gimble in the wabe;

All mimsy were the borogoves,

And the mome raths outgrabe.

This ability to humorously approach difficult subjects combines with a systematic « art-science-industry » hybridization, particularly fruitful in the world of digital creation. Sylvie is a humanist who addresses both serious and light topics without ever taking herself too seriously. If we were to study the lineage of the Pic de la Mirandole family, we would undoubtedly find a connection, even if only symbolic, with Sylvie.

Happy reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

Je suis ingénieure en informatique, diplômée de Télécom SudParis. Avant de créer mon entreprise Anabole en 1993, j’ai été chercheuse en informatique au Centre de Recherche d’Alstom puis j’ai travaillé au sein de ARTGROUP, société spécialisée en effets spéciaux et spectacles d’androïdes.

Je réalise des prestations pour des PME, des Grands Groupes et beaucoup d’institutions culturelles comme les musées.

Je travaille depuis de nombreuses années pour les sociétés amies Tralalère et Drôle de Trame.

J’interviens régulièrement sous forme de workshops dans les écoles d’art et de design : ENSCI – Les Ateliers, Arts décos, Camondo, etc.

J’accompagne également le travail de différents artistes et je suis la présidente de l’association « We love the net » tournée vers la réalisation et la promotion de projets liés au design et à l’art numérique, ainsi que du studio de design et de technologies Data.bingo.

Enfin je consacre une partie de mon temps à mener des projets de recherche sur les principes de programmation, en partenariat avec des laboratoires de recherche (LRI, LIMSI, ENSADLab).

Mon champ d’investigation actuel est celui de la représentation interactive du calcul quantique.

L’art, la science, l’innovation et vous

Depuis toujours je suis fascinée par la science et attirée par le domaine artistique.

C’est naturellement que je me suis engagée dans des études scientifiques, mais avec un ancrage dans le monde de la création. Ça a commencé avec la musique contemporaine, ce pourquoi j’ai effectué mon stage de diplôme à l’IRCAM. Puis j’ai découvert l’art numérique grâce à la revue Novart et j’ai contacté des artistes afin de leur proposer mes services d’ingénierie. Petit à petit mon réseau art-science s’est créé.

Cela dit, il ne faut pas croire que mes aspirations se portent uniquement vers l’art et la culture : le monde de l’entreprise et des industries dites traditionnelles joue un rôle central dans mes activités. Olivier Boudot mon associé a créé une collection de livre d’histoires d’entreprises au sein de Anabole. Par ailleurs j’interviens souvent auprès de PME et de Grands groupes.

J’ai constaté un phénomène de vases communicants entre les différents secteurs : d’une part mon expertise industrielle m’aide à cadrer le développement des projets artistiques, et d’autre part la manière dont les enjeux numériques sont abordés dans les œuvres auxquelles je contribue nourrit mes méthodes de travail dans l’industrie et le service.

Dans ma pratique professionnelle, l’innovation est ce qui émerge de la rencontre entre une posture scientifique et un constant questionnement d’ordre quasi philosophique sur objets techniques que je produis.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

  • Chuncho, de Yma Sumac LIEN
  • Passion selon Saint Jean, de Bach LIEN
  • Klavierstücke III de Stockhausen LIEN

Je pourrais citer beaucoup d’autres références dans le jazz, le rock français, le rap, l’électro-pop, etc. Celles que j’ai choisies sont celles dont j’ai analysé la cause de l’émotion qu’elles suscitaient en moi :

Yma Sumac avait une tessiture incroyable de plusieurs octaves et pouvait nous emmener du très grave au super aigu en seulement quelques fragments de secondes.

Bach est une référence incontournable pour qui admire les structures à la fois formelles et émouvantes

Quant à Stockhausen, je le cite parce que mes recherches sur les paradoxes m’ont amenée à lui de manière assez étonnante lorsque j’ai constaté que les structures mathématiques que je manipulais étaient celles sur lesquelles reposaient les Klavierstücke.

Trois œuvres littéraires

  • L’Énéide, de Virgile
  • Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez
  • Dieu, le temps, les hommes et les anges de Olga Tokarczuk

J’ai cité des œuvres qui m’ont marquée à différents âges, qui ont été écrites à différentes époques et dans différents pays. Mais il y en a tellement d’autres qui me viennent en tête !

Pour information, chaque année je demande à une personne tirée au hasard parmi les gens que je côtoie professionnellement de me faire une liste de livres qui lui ont plu. Cela me permet de découvrir des auteur.es auxquel.le.s je ne me serais peut-être jamais intéressée.

Par ailleurs, je lis beaucoup d’ouvrages d’épistémologie et d’autobiographies de scientifiques.

Autres types de créations

Je suis très touchée par la peinture, que ce soit celles d’artistes de la Renaissance ou d’artistes contemporains comme André Queffurus dont j’ai acquis quelques toiles.

A Florence j’ai ressenti ce qu’on appelle le syndrome de Stendhal devant « la naissance de Vénus » de Botticelli : j’ai eu un étourdissement qui m’a obligée à sortir de la Galerie des Offices.

Je crois bien que j’ai visité au moins un musée dans chacune des villes où je me suis rendue durant mes voyages, en France, en Europe ou dans le monde : Le Cap, Sao Paulo, Bangalore, Singapour, etc.

Durant quelques années j’ai fait partie d’une compagnie de théâtre amateur dont les techniques d’improvisation s’inspiraient de Stanislavski. J’en ai gardé des clefs me permettant de réagir avec amusement et sincérité face à des situations complexes au sein des entreprises dans lesquelles j’interviens.

J’ai un faible pour la commedia dell’arte car je trouve que les comédiens qui en sont spécialistes sont des acteurs complets et me rendent immédiatement « bon public ».

Cela dit je vais peu au théâtre en général et la dernière pièce que j’ai vue date d’il y a plusieurs mois : il s’agissait d’« Architecture » de Pascal Rambert, aux Bouffes du Nord.

Le cirque contemporain m’intrigue beaucoup. J’ai particulièrement été marquée par le spectacle « Le bal des intouchables » avec Antoine Rigot, funambule devenu paraplégique : les numéros très poétiques semblaient totalement impossibles à réaliser. Je retiens cette image incroyable de sa femme en talons aiguilles sur un fil tendu à plusieurs mètres, allant à sa rencontre, lui, vacillant entre deux cannes gigantesques lui permettant de se tenir debout sur le fil. Cela me fait penser, par association d’idées, au merveilleux petit livre « Traité de funambulisme » de Philippe Petit.

Il me faut parler de la capoeira que j’ai pratiquée durant plusieurs années. Il s’agit d’un art martial brésilien basé sur « le jeu » au sein d’un groupe de capoeiristes. Acrobatie, ruse, malice, danse et chant en sont les composantes. La dimension culturelle et humaine est très forte, chacun.e étant obligé.e d’accepter sa propre condition physique et celle de ses adversaires, chacun.e étant emporté.e dans une forme de communion à l’intérieur d’un cercle appelé « roda », la ronde en français

Enfin, je baigne dans l’art numérique et ne peux que citer mes complices Albertine Meunier, Julien Levesque, Gille de Bast et Thu Trinh Bouvier. Récemment je me suis plongée dans le crypto art et j’y ai découvert une effervescence qui me rappelle le foisonnement débridé du début d’internet.

Trois clichés personnels

J’ai pris ce cliché à travers une les lunettes du Photoplasticon de Varsovie. Il s’agit d’un théâtre stéréoscopique qui permet de découvrir des images anciennes de la ville. J’aime l’idée de la mise en abyme de cette photo de photo prise à travers un système optique.

Durant plusieurs semaines en 2019, j’ai eu la visite quotidienne de ce corbeau. Après les premiers instants d’appréhension, j’ai compris qu’il était bienveillant. Il avait par ailleurs sympathisé avec tous les habitants de la rue et nous nous relayions pour le nourrir. Il symbolise à la fois le respect inter-espèces et l’empathie collective qui s’est révélée à l’occasion de sa visite – empathie qui sera manifeste durant le confinement.

Voici un selfie où on devine mon ombre. La photo a été prise à travers la porte d’entrée de l’église de Chapaize en Bourgogne, lors d’un coucher de soleil. Je fais finalement très peu de selfies et je m’aperçois que je privilégie la mise en distance de ma propre image, par exemple dans mes avatars sur les réseaux sociaux où on ne voit que mon chignon.

Grands défis et propositions

Les défis qui se profilent selon moi sont de plusieurs natures :

Sur le plan politique et économique, les enjeux liés à l’écologie devraient être pensés de manière transverse, quels que soient les courants et idéologies.

Nous manquons me semble-t-il d’outils intellectuels communs nous permettant d’aborder la complexité : cela a pour conséquence que les discours ambiants sont parfois trop simplistes et réducteurs.

En ce qui concerne le « vivre ensemble », je déplore les crispations radicales issues de tous les communautarismes et qui desservent des causes pourtant légitimes.

Sur la relation à nos objets techniques, il est fondamental de ne jamais oublier les aspects philosophiques et éthiques. C’est nécessaire pour nous aider à penser des questions telles que le transhumanisme ou l’intelligence artificielle. Les collaborations nombreuses entre sciences sociales et sciences physiques sont un signe encourageant en ce sens.