Entretien réalisé par Etienne Krieger le 20 janvier 2020

La personnalité toujours souriante d’Aude Nyadanu est le reflet de choix de vie parfaitement assumés, où les sciences sociales et les sciences de l’ingénieur se combinent afin de contribuer réellement à un monde meilleur. Véritable catalyseur de l’intelligence collective, Aude illustre à elle seule ce phénomène biochimique étrange en vertu duquel la matière grise est le seul matériau qui se multiplie dès lors qu’on le partage. L’innovation et sa mise en œuvre font partie de l’ADN d’Aude. Alors que la pandémie avait mis à l’arrêt des pans entiers de la société en mars 2020 et que les hôpitaux menaçaient d’être débordés, Aude a fait preuve d’imagination et de sang-froid en lançant une initiative permettant à des milliers de volontaires d’aider les professionnels de santé. Grâce à elle, la bienveillance devenait virale afin de « faire société » même et surtout dans l’adversité. Bravo Aude et continue à nous faire rêver en relevant chaque jour des défis qui s’apparentent presque toujours à des missions impossibles.

Bonne lecture !

Aude Nyadanu’s ever-smiling personality reflects perfectly embraced life choices, where social sciences and engineering combine to truly contribute to a better world. A genuine catalyst for collective intelligence, Aude exemplifies that strange biochemical phenomenon wherein grey matter is the only material that multiplies when shared. Innovation and its implementation are part of Aude’s DNA. In March 2020, when the pandemic brought entire sectors of society to a halt and hospitals were at risk of being overwhelmed, Aude demonstrated imagination and composure by launching an initiative that allowed thousands of volunteers to assist healthcare professionals. Thanks to her, benevolence went viral, fostering a sense of togetherness even and especially in adversity. Bravo to Aude, and may she continue to inspire us with her daily pursuit of challenges that often resemble missions impossible.

Happy reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

Après un diplôme d’ingénieur de l’Ecole polytechnique et un PhD en chimie organique sur la synthèse de médicaments, je me suis détournée de la question des traitements pour m’intéresser à celle de la dimension humaine du soin.

Depuis 2017, je fédère des communautés autour de ce sujet via l’organisation des créathons Lowpital : immersion de citoyens lambda à l’hôpital pour détecter les problèmes, puis réflexion collective sur des solutions pragmatiques. Ce qui était au départ un simple événement grand public est devenu mon entreprise en mars 2018. Afin d’en définir le modèle, je me suis formée à l’entrepreneuriat via le programme Challenge + à HEC Paris.

Mes activités m’ont également amenée à enseigner les méthodes du design thinking à l’université, et à rejoindre l’équipe Innovation au Siège de l’AP-HP pour y développer l’intrapreneuriat pendant un an et demi, à temps partiel. J’ai continué à développer Lowpital en parallèle.

Pendant la première vague de l’épidémie de COVID19, j’ai participé à de nombreuses cellules de crises stratégiques. Notamment, j’ai lancé un appel à volontaires non soignants pour venir en aide aux hôpitaux d’Ile-de-France : 20 000 personnes y ont répondu. J’ai géré cette communauté via un Slack et recruté parmi les bénévoles 20 modérateurs qui géraient les échanges et le lien avec les professionnels ayant besoin de renforts. Plus de 1300 personnes ont mis leurs compétences au service de l’« hôpital entreprise » : développement informatique, RH, audiovisuel, gestion de projet… les besoins étaient aussi variés que nombreux.

Suite à cette période très intense, j’ai quitté l’AP-HP pour me consacrer à temps plein à l’entrepreneuriat. Au sein de Lowpital, je travaille à valoriser toute la connaissance acquise lors des créathons via des publications, créer des licences permettant à d’autres acteurs d’organiser des créathons, et développer de nouvelles formations. J’ai également lancé Antidote Labs, agence de conseil en innovation santé.

L’art, la science, l’innovation et vous

Je suis taraudée depuis toujours par une question simple : comment puis-je aider à mieux soigner ?

Évidemment, les gens se demandent souvent pourquoi je ne suis pas devenue médecin, et la réponse les fait souvent rire : je n’avais pas envie de toucher les gens. C’est pour cela que vers 7-8 ans, j’ai décidé que je serais « chercheuse en médicaments ». Il m’aura fallu beaucoup de temps pour comprendre que soigner ne se résumait pas à administrer un médicament ou à réaliser une opération ! Il n’y a pas que la douleur physique que l’on ressent, et que l’on peut guérir.

J’imagine qu’une partie de moi a compris cela au fur et à mesure de mes chagrins – d’amour, d’amitié, de famille.

Je me suis toujours soignée avec un carnet et un stylo ; un piano ou une guitare. L’écriture et la musique m’ont guérie de beaucoup de chagrins, de colères et de doutes. Ils m’ont permis de m’exprimer autrement.

Après avoir beaucoup jonglé avec des béchers et des erlenmeyers, j’ai eu envie de jongler aussi avec des mots et des émotions. Ce sont 2 facettes de ma personnalité qui peuvent sembler difficiles à concilier, pourtant c’est aussi source d’équilibre et de stabilité.

Il en va de même pour l’innovation, je crois. On met toujours en avant l’innovation technologique, scientifique. Pourtant elle n’est rien sans l’innovation organisationnelle et managériale. On peut avoir un immense impact avec des choses simples mais bien pensées et bien inscrites dans la réalité ; mais une technologie qui ne s’inscrit pas dans son contexte restera toujours inutile !

Où me placer dans tout cela ? A la croisée des chemins, en essayant d’allier raison et intuition, science et art, pour faire advenir une innovation enracinée dans le réel, mais ouvrant de nouveaux horizons.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

Une chanson m’a accompagnée pendant de nombreux mois en 2020 : « Good job » d’Alicia Keys (LIEN). Juste quelques mots qu’on a parfois tant besoin d’entendre.

“Extraordinary Being” d’Emeli Sandé (LIEN) : à écouter les jours où on doute de soi pour reprendre des forces et de la confiance !

« Les Berceaux » de Fauré (LIEN) : je ne me lasse pas de la chanter et elle me touche profondément.

J’écoute des artistes très variés, et associe souvent ce que j’écoute à mon humeur du moment, ou à mes besoins. Emeli Sandé, Alicia Keys, Ray Charles m’ont beaucoup remonté le moral. Beyoncé, Whitney Houston, Aretha Franklin, Deluxe, Ella Eyre me redonnent de l’énergie. Jorja Smith ou James Blake vont m’apaiser quand je suis mélancolique. Coldplay et Ludovico Einaudi m’aident à me concentrer, je les écoute souvent pour travailler. J’aime aussi beaucoup le chant choral et le chant lyrique, que je pratique depuis des années. J’adore Saint-Saëns et Fauré, qui sont clairement mes compositeurs classiques préférés. Et puis des groupes de chant a cappella comme Ordinarius, Touché, Sjaella Vocal Ensemble, Voctave.

Trois œuvres littéraires

Americanah – Chimamanda Ngozi Adachie

Demain la Santé – Collectif – Éditions La Volte

Alcools – Apollinaire

Autres types de créations

Je suis extrêmement touchée par les photos de Sebastião Salgado : un photographe engagé, profondément humaniste, dont les sublimes photos en argentique noir & blanc racontent la misère humaine comme les désastres écologiques. Poignant.

J’adore aussi les sculptures colorées de Niki de Saint-Phalle : je trouve que ses Nanas dégagent autant de joie que de puissance. Son parcours et ses œuvres me font penser à la personnalité de Hedy Lamarr, dont l’histoire m’a bouleversée dans le documentaire Bombshell. D’ailleurs, c’est comme cela que j’ai découvert le poème « The Paradoxical Commandments » de Kent M. Keith. Je le relis régulièrement, car ces quelques mots me font prendre beaucoup de recul. En termes de poésie, je suis une inconditionnelle d’Apollinaire (Alcools, quelle beauté !!) et de Verlaine (les Romances sans paroles en particulier).

Au théâtre, j’ai adoré toutes les pièces d’Alexis Michalik, notamment Le Porteur d’Histoire et Une histoire d’amour (qui m’a fait beaucoup pleurer !!).

Je suis également une grande fan de BD : notamment celles de Lou Lubie et de L’homme étoilé ! Je recommande également SOS Bonheur (dystopies sociales). Sans oublier Les Culottées : une BD qui présente des femmes inspirantes de toutes les époques.

Enfin, j’ai découvert une œuvre qui m’a fascinée lors d’un voyage en Croatie, à Zadar : il y a un orgue marin qui allie une somptueuse architecture à la musique créée par les vagues.

Trois clichés personnels

J’ai pris cette photo en Bolivie, dans le désert du Sur Lipez : d’innombrables paysages différents y cohabitent, et autant d’animaux sauvages y sont rarement dérangés.

Les gardiens du temple (photo prise à Pékin) : je me suis surprise à les imaginer déployer leurs ailes pour défendre leur demeure. J’aime l’idée que la spiritualité nous aide à nous sentir protégés.

My stairway to heaven.

J’ai grandi sur cette plage, à Berck sur Mer, et à chaque fois que j’y retourne, je me sens sereine.

Grands défis et propositions

Tant de crises se succèdent et se superposent : crise sanitaire, inégalités sociales grandissantes, destruction de la planète, catastrophes naturelles… 

Au milieu de cette agitation, notre défi est simple : rester unis.

Ne pas laisser la peur nous éloigner les uns des autres, continuer à faire société, résoudre les problèmes ensemble plutôt qu’en attribuer la responsabilité aux « autres », ces autres étant toujours d’autres êtres humains, dont la couleur de peau, la religion ou la classe sociale ne sauraient jamais justifier de les stigmatiser.

Au-delà de la solidarité et de l’entraide, je parle ici d’union féconde, de débats constructifs et d’intelligence collective. Je suis intimement convaincue que la première étape, face à n’importe quel problème, est de se rassembler pour réfléchir ensemble. Plus la situation est difficile, et plus la pluralité de points de vue et d’idées a des chances de faire advenir une vision à 360°.

Dans ce cadre, il s’agit de multiplier les actions de mobilisation citoyenne et de démontrer, à petite échelle, puis de façon toujours plus ambitieuse, que l’union fait effectivement la force. Proposons ensemble de nouveaux modèles d’innovation, participative, collective. Réfléchissons ensemble à l’avenir de notre société. Décidons ensemble des manières de gérer les crises qui se multiplient.

Notre plus grand défi, je crois, est d’activer et de canaliser l’intelligence collective. Et cela commence par démanteler la défiance et refuser les arguments d’autorité. Bienveillance et empathie devraient contaminer les plus hauts niveaux de gouvernance. Et ceux qui proposent devraient cesser d’être perçus comme dangereux.