Entretien réalisé par Etienne Krieger le 12 février 2023

Aymeric Penven a placé son existence à la croisée de l’art, des sciences et de l’innovation. C’est pour lui la meilleure manière de développer d’infinies correspondances entre ces différents mondes. La meilleure manière de « savoir voir », c’est de multiplier les points de vue et de nourrir la science avec le rêve… et vice-versa. Quoi de mieux, après un cursus d’ingénieur, que de se lancer dans l’innovation culinaire, où l’on mêla avec bonheur art, science et entrepreneuriat, surtout lorsqu’on a eu comme mentor des chefs étoilés. Sa conception de l’art est tellement exigeante qu’il imagine l’effet d’œuvres universelles et atemporelle comme le Requiem de Mozart sur nos ancêtres du Néolithique. Scientifique, entrepreneur et amateur d’art : Aymeric est tout cela à la fois, avec des convictions proches de Jean Tinguely qui écrivait : « La technique n’est rien, le rêve est tout ».

Bonne lecture !

Aymeric Penven has placed his existence at the crossroads of art, science, and innovation. For him, it is the best way to develop infinite connections between these different worlds. The best way to « know how to see » is to multiply points of view and feed science with dreams, and vice versa. What could be better, after an engineering course, than diving into culinary innovation, where art, science, and entrepreneurship blend harmoniously, especially when mentored by Michelin-starred chefs? His concept of art is so demanding that he envisions the impact of universal and timeless works like Mozart’s Requiem on our Neolithic ancestors. A scientist, entrepreneur, and art enthusiast: Aymeric embodies all of these roles, with convictions similar to those of Jean Tinguely, who wrote, « Technique is nothing, the dream is everything. »

Enjoy your reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

« Saper vedere »

Je crois que cette maxime de Léonard de Vinci est celle qui représente le mieux la force motrice derrière mon parcours.

J’ai toujours pensé que l’on ne pouvait espérer comprendre le monde qui nous entoure qu’en ayant la capacité de porter sur lui une multitude de regards différents, chacun permettant de toucher du doigt une facette supplémentaire de sa complexité infinie.

Ma jeunesse a été marquée par une passion hybride pour la littérature et les mathématiques, qui m’a mené à hésiter au moment de la prépa entre la khâgne et la MP. Un peu par hasard, je suis entré aux Arts et Métiers, où j’ai d’abord découvert la différence du regard d’un ingénieur sur le monde avec celui d’un scientifique, et l’impact de la création manuelle sur l’apprentissage. C’est également cet environnement qui m’a donné mes premières expériences internationales grâce à un passage par une demi-douzaine d’échanges académiques à l’étranger et un double cursus en Chine.

Néanmoins, mes premiers pas dans le monde professionnel m’ont rapidement fait réaliser qu’une vie d’ingénieur en grand groupe ne serait probablement pas source d’épanouissement, et que je me devais d’explorer des activités plus « exotiques ».

Après une période de doute, j’ai eu la chance de faire une rencontre déterminante avec le chef étoilé Thierry Marx. C’est grâce à lui que j’ai pu commencer à explorer le monde de l’alimentation, et surtout sa croisée avec la science et l’innovation.

Mes connaissances culinaire étant limitées à l’époque, je suis donc entré en école de cuisine, puis en formation de sommellerie, pour faire mes armes avec Thierry et d’autres chefs inspirants en restaurants étoilés ou gastronomiques, à la fois en cuisine et en salle.

À la recherche de plus de multidisciplinarité, je suis retourné étudier à l’Institut Paul Bocuse pour un master en innovation culinaire, à la croisée de l’innovation, de la science et de la psychologie, qui m’a donné l’occasion de pratiquer le design d’expérience en Finlande et les sciences comportementales en Norvège.

Alors que j’étais plus proche du monde de l’innovation que de l’entrepreneuriat, mon retour en France a coïncidé avec l’ouverture de Station F, que j’ai rejoint pour lancer son accélérateur foodtech, à mi-chemin entre l’accompagnement de startups, et le conseil en innovation pour grands groupes.

Aujourd’hui, je suis directeur de l’entrepreneuriat deep tech au sein d’HEC Paris, où je m’efforce de connecter la beauté de la recherche scientifique au pragmatisme des cas d’usages industriels dans lesquels elle peut se manifester.

L’art, la science, l’innovation et vous

Je crois que cet apprentissage du regard que j’ai mentionné est la source de toute création, aussi bien pour l’artiste, le scientifique, ou l’innovateur.

J’ai la chance de partager ma vie avec une artiste peintre, dont la démarche artistique est centrée autour de la relation à l’autre, et de l’intrication des états émotionnels qui y sont liés. Le sujet du regard comme acte créateur est donc omniprésent chez nous.

Pour m’attarder plus particulièrement à ma définition de l’art, j’ai tendance à avoir en la matière une approche plus évolutionniste que conceptuelle.

Il est indéniable que nous les humains possédons une capacité unique – neurologique – au sentiment d’émerveillement, du « awe » en anglais (acception difficile à traduire de manière satisfaisante). Les plus chanceux parmi nous ont découvert leurs manières d’activer ce sentiment, que ce soit par la nature, par l’amour, par le religieux, ou par l’art.

Même si cela peut sembler prosaïque, je crois que l’art ne peut exister que parce que nous possédons des cerveaux câblés pour générer ce sentiment. De ce fait, la création artistique n’est pas une démarche intellectuellement abstraite, mais une plongée dans l’exploration de nos mécanismes profonds, tâtonnante et empirique, pour découvrir ce qui touche notre âme de chair et ses millions d’années d’évolution.

Et c’est parce qu’il touche quelque chose de profond dans la psyché humaine que l’art a une vocation universelle.

C’est pour cette raison que l’art doit être en mesure d’être apprécié, même sans contexte, par notre boussole intérieure du beau et du sacré. Un Mésopotamien du 10ème millénaire BC serait touché par le Lacrimosa de Mozart aussi bien que nous le sommes aujourd’hui.

« Art should comfort the disturbed and disturb the comfortable ».

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

Je suis persuadé que c’est en musique que ce caractère universel de l’art se manifeste le plus.

Si un jour l’humanité se retrouve en contact d’intelligences non-humaines, il est probable que la musique soit un medium d’échange privilégié, dans la mesure où les harmonies visuelles, culinaires ou olfactives sont intimement liées à notre biologie, mais que l’harmonie musicale et la justesse d’un accord sont des réalités mathématiques et physiques…

Je tricherai pour répondre à cette question, en sélectionnant trois genres :

Bandes originales

Ecstasy of Gold de Enio Morricone

Light of the Seven de Ramin Djawani

Rock Classique

Wish You Were Here de Pink Floyd

Roadhouse Blues des Doors

Chanson Française

Les dingues et les paumés de Hubert-Félix Thiéfaine

Quand on n’a que l’Amour de Jacques Brel

Trois œuvres littéraires

Trois œuvres très différentes, pour trois raisons différentes : 

East of Eden de Steinbeck

Un livre qui se lit à chaque âge de la vie, et qui comme tout roman de Steinbeck est impressionnant par sa finesse de compréhension de l’âme humaine, et de son invariance.

Dune de Frank Herbert

Monument fondateur de la science-fiction, quasiment biblique dans sa dimension et son ambition.

The Tragedy of Macbeth de William Shakespeare

C’est la lecture du barde qui m’a appris à vraiment apprécier la langue anglaise, sa flexibilité, et sa richesse. Chacune de ses œuvres est toujours une plongée dans le tragique, l’allégorique et le mystique.

Je me permets d’ajouter une section roman graphique & bande dessinée, que je considère comme cousins directs aux œuvres littéraires : 

Sandman de Neil Gaiman

Une œuvre brillante et poétique, qui explore l’influence du monde des rêves sur notre inconscient collectif et sur notre humanité. Série qui de plus a le bon goût de bénéficier des magnifiques couvertures de l’artiste Dave McKean.

L’Incal de Moebius & Jodorowsky

Parce que réunir ces deux monstres sacrés de leurs domaines respectifs ne pouvait que créer une œuvre fondatrice de la bande dessinée. (Dont les ambitions sont également illustrées par le projet abandonné par Jodorowsky d’adaptation de Dune impliquant Pink Floyd, Salvador Dali, Orson Welles, etc.)

Uzumaki de Junji Ito

En plus exotique, les œuvres de Junji Ito permettent de plonger dans des univers particulièrement dérangeants, qui explorent une horreur existentielle quasi Lovecraftienne.

Autres types de créations

Œuvres cinématographiques

Apocalypse Now de Francis Ford Coppola

12 Angry Men de Sidney Lumet

Hotaru no Haka (Le Tombeau des Lucioles) de Isao Takahata

The Handmaiden de Park Chan-wook

Sculpture

Apollon et Daphné de Bernini

L’Enlèvement de Proserpine de Bernini

La Porte de l’Enfer de Auguste Rodin

Maman de Louise Bourgeois

Peinture

The Shepherd’s Dream de Füssli

Le Désespéré de Gustave Courbet

Saint-Jérôme du Caravage

The Slave Ship de JMW Turner

Trois clichés personnels

Trois clichés de nature, et de contrastes.

Le parc national de Bryce Canyon en Utah en décembre. Un mélange tout à fait inattendu de formations rocheuses et de paysages désertiques sous la neige.

L’altiplano chilien, en surplomb du désert d’Atacama. Un endroit où les paysages terrestres laissent progressivement place aux paysages martiens ou lunaires, et où la vie s’étiole avec la raréfaction de l’air.

La Pointe du Raz, dans le Finistère. Le lieu de contraste le plus proche de mes racines, où le règne terrestre s’achève, et où la mer, le vent et le roc s’entremêlent.

Grands défis et propositions

Je crois que l’effondrement de la tour de Babel n’a jamais été une allégorie plus pertinente qu’aujourd’hui.

Plus notre société se complexifie, plus les langages nécessaires à son organisation et à sa maintenance se multiplient.

Aujourd’hui, un scientifique et un designer ne parlent pas la même langue, pas plus qu’un artiste et un ingénieur, ni qu’un médecin et un économiste.

Qu’un problème de communication soit un risque pour notre capacité de collaboration, c’est un fait. Mais je crains que le danger le plus grand ne vienne de l’illusion de communication.

Nous n’avons jamais échangé autant d’information qu’aujourd’hui, ni été aussi nombreux à partager une lingua franca. Mais si nous utilisons les mêmes signifiants, les signifiés, nos représentations mentales de nos mots diffèrent, et nous parlons sur des longueurs d’ondes inintelligibles.

Je suis convaincu que c’est le rôle principal de tous les éducateurs que d’offrir une forme moderne de glossolalie à leurs élèves, en leur offrant l’opportunité de devenir polyglotte dans autant des langages du monde que possible.