Entretien réalisé par Etienne Krieger le 3 mars 2023

J’ai découvert le parcours et la personnalité d’Ombeline Duprat à l’occasion d’un cours à HEC consacré à la création, à l’innovation et à l’entrepreneuriat, organisé avec mon collègue Thomas Paris. En tant que directeur académique du mastère spécialisé “Médias, Art et Création”, Thomas avait en effet eu tout loisir de mesurer la richesse des activités d’Ombeline, notamment en tant que chanteuse du groupe de metal Asylum Pyre, dont les clips vidéo vous plongent dans un univers à nul autre pareil. L’éclectisme est de mise chez Ombeline Duprat, voyageuse infatigable qui parcourt le monde à la rencontre des musiques traditionnelles et des liens susceptibles d’être tissés avec le genre « metal ». Son projet de pérégrination sonore est en phase avec cet éclectisme entrepreneurial et artistique. J’attends donc avec impatience le prochain album d’Asylum Pyre ainsi que les nouvelles d’Ombeline, à la croisée de l’art, de l’innovation et de l’entrepreneuriat !

Bonne lecture !

I discovered the journey and personality of Ombeline Duprat during a course at HEC dedicated to creation, innovation, and entrepreneurship, organized with my colleague Thomas Paris. As the academic director of the specialized master’s program « Media, Art, and Creation, » Thomas had ample opportunity to witness the richness of Ombeline’s activities, particularly as the lead singer of the metal band Asylum Pyre, whose music videos immerse you in a unique universe. Ombeline Duprat embraces eclecticism, being an indefatigable traveler who explores the world in search of traditional music and the connections that can be woven with the « metal » genre. Her project of sonic peregrination aligns with this entrepreneurial and artistic eclecticism. I eagerly await the next album of Asylum Pyre and updates on Ombeline’s ventures, at the crossroads of art, innovation, and entrepreneurship!

Happy reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

Je suis diplômée en Histoire de l’Art (Bordeaux III), de l’Ecole des Hautes études en Sciences sociales ainsi que du mastère spécialisé “Médias, Art et création” d’HEC Paris. Forte de ce parcours “hybride”, j’ai toujours travaillé dans le secteur culturel, de la direction de tiers-lieux, d’association de producteurs ou de médiathèque. En parallèle, j’ai publié de nombreux articles concernant les arts plastiques ainsi que les arts numériques, tant pour des catalogues d’exposition que pour des institutions telles que l’Institut français. J’évolue également dans le milieu musical, et plus précisément la sphère metal au sein du groupe Asylum Pyre avec qui nous allons publier un nouvel album en mars 2023. D’une insatiable curiosité, je cherche à me renouveler en permanence et à explorer d’autres horizons… Je me suis donc installée à Sarajevo en Bosnie-Herzégovine pour des raisons personnelles mais aussi, avec l’ambition de développer ici un projet touristique et culturel. Je nourris une véritable passion pour les Balkans occidentaux et plus précisément pour la Bosnie. Ce petit pays nous est, pour beaucoup d’entre nous, complètement inconnu et souffre aussi d’une terrible réputation. Bien que le pays ne soit pas totalement stable, il a des choses à offrir, ne serait-ce que pour sa culture et la beauté de ses paysages. J’ai donc lancé le blog Instagram Le Bandana Rouge en attendant de créer un site internet dédié où j’hébergerai également des carnets sonores, un récit de voyage, des itinéraires touristiques dans les Balkans. Tout un programme !

L’art, la science, l’innovation et vous

L’essentiel de mon temps libre est dédié à la création avec une forte dominante entrepreneuriale. Cependant, je ressens désormais le besoin d’utiliser des outils nécessitant peu de ressources. Retrouver quelque chose de simple, d’accessible, qui n’a pas un effet waouh lorsqu’on le découvre mais qui procure cet effet une fois l’expérience terminée. Je m’intéresse de plus en plus aux oeuvres sonores, qu’il s’agisse de balades sonores géolocalisées ou de “simples” captation, même s’il n’y a absolument rien de simple dans ce travail de retransmission des sons du quotidien. J’apprécie beaucoup le travail de Fernand Deroussen : la technologie au service de la poésie et du voyage… sans écran ! Même si j’apprécie toujours autant les œuvres numériques en VR ou AR pour leur ingéniosité et les thématiques que ces technologies immersives peuvent aborder, j’admets chercher un retour à la simplicité afin de redévelopper le potentiel de ce sens qu’est l’ouïe. A force d’entendre, nous ne savons plus écouter. Nous sommes souvent gagnés par l’impatience, renforcée par la culture du zapping et les lois du streaming. Cela est d’autant plus flagrant lorsque l’on étudie la durée des morceaux :  un « Stairway To Heaven » de Led Zeppelin en 1971 durait 8mn. Aujourd’hui, le refrain doit arriver dans les 30 premières secondes (un enjeu commercial, puisqu’une écoute sur les plateformes de streaming est comptabilisée à partir de 30 secondes). Et une norme de 2mn40 par morceau est désormais établie. Ce travail autour du son, de la captation d’un patrimoine immatériel et de reprendre le temps de l’écoute me paraît donc nécessaire.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

  • “Les quatre saisons” de Vivaldi, recomposed by Max Richter, notamment le mouvement Eté 1, et l’interprétation de Mari Samuelsen : LIEN
  • Thylacine : Album Transsiberian : LIEN
  • Dead Can Dance, “Sanvean” : LIEN

Ma playlist n’a strictement aucune uniformité musicale… Ayant grandi en écoutant la musique complexe du rock progressif mais aussi, beaucoup de musique classique et baroque, j’ai ensuite découvert le black metal avec Cradle of Filth lorsque j’avais 13 ans. Une passion pour l’univers metal qui ne s’est jamais démentie jusqu’à présent. Dans le Panthéon de mes artistes favoris, les britanniques de Dead Can Dance et la voix superbe de Lisa Gerrard, mais aussi, la musique des Balkans et plus spécifiquement celle de Goran Bregovic. Depuis que j’effectue des séjours réguliers en Bosnie, je suis devenue férue de Sevdah, musique traditionnelle de ce pays pouvant se rapprocher, par sa signification, à la saudade portugaise. Parmi les artistes majeurs de cette scène, Himzo Polovina (je recommande le clip Emina, belle introduction à la beauté de la langue bosno-serbo-croate). J’ai une réelle passion pour les musiques folkloriques et traditionnelles qui racontent l’histoire d’un pays, d’une région, et de ses habitants. Dans ma playlist, vous pouvez trouver Bach, Bregovic, Bozo Vreco, Thylacine, Vivaldi, P. Glass, enchaîner sur le concerto pour hautbois en ré mineur de Marcello avec un morceau de black metal de Svart Scrown, de l’électro suivi par Agnès Obel ou encore, l’excellente Suzanne Sundfor.

Trois œuvres littéraires

  • Ma mère (George Bataille)
  • Le jardinier de Sarajevo (Miljenko Jergovic)
  • Pêcheur d’Islande (Pierre Loti)

J’aurais pu mentionner d’autres œuvres de Bataille ou encore des poèmes de Georg Trakl, tous deux sinuant avec le style qui leur est propre, dans les ténèbres et la part d’ombre de l’humain. Dans un autre style, tout aussi torturé, John Fante avec “Bandini” ou “Demande à la poussière”. Si j’apprécie l’exotisme dans les musiques que j’écoute, je retrouve cette appétence dans la littérature dite “roman gothique” que j’affectionne depuis l’adolescence avec des titres phares tels que “Le château d’Otrante” ou encore, “Le Moine” de Lewis. Et puis, il y a Vian, Zweig, et ce bon vieux Sénèque qui m’aide parfois à me recentrer. 

Parmi nos contemporains français, j’apprécie l’œuvre d’Ahmed Dich, et notamment “Quelqu’un qui vous ressemble”. J’attends de lire son dernier opus – qui vient de paraître- “Quelques rêves incertains”.

Dans la littérature contemporaine étrangère, je recommande, l’œuvre de Djaïli Amadou Amal, avec le livre “Les Impatientes” ou encore Scholastique Mukasonga et toujours et encore, la littérature Balkanique, pour son humour noir et sa propension à être “de sang et de miel”. L’époque romantique aurait d’ailleurs donné ce sens aux mots turcs Emine Balkan pour désigner cette zone géographique faite de montagnes, bal signifiant “poisseux/miel” et kan “gluant/sang”. Dans mes grands classiques, outre Jergovic, Ivo Andric et son “Pont sur la Drina”, prix Nobel de Littérature en 1961, Natasha Radojcic-Kane, Ljiljana Habjanovic-Durovic, et tant d’autres…

Autres types de créations

J’adore la bande-dessinée de reportage de Joe Sacco, créateur du genre, avec ses reportages BD sur la guerre entre Israël et Palestine ou la guerre de Bosnie. Plus globalement, la bande-dessinée est un médium qui permet à de nombreuses disciplines de se raconter autrement, qu’il s’agisse de science, d’Histoire, de sciences humaines. Elle permet de toucher un public qui n’irait peut-être pas se documenter sur certains sujets qui nous sont souvent complètement étrangers. Je pense par exemple aux œuvres de Riad Sattouf avec le monumental “L’Arabe du futur” ou “Persepolis” de Marjane Satrapi.

J’apprécie beaucoup le théâtre, même si je n’ai plus la chance de m’y rendre aussi souvent qu’auparavant. J’aime l’épure des décors, la performance de l’acteur à interpréter et faire vivre un texte pendant des heures avec toute la difficulté et l’excellence que cela requiert, de l’intimité du lieu, du bruit sourd et mat des pas sur la scène. Je garde un excellent souvenir du Théâtre du Soleil et de la pièce  “Le dernier Caravansérail” d’Ariane Mnouchkine ou encore d’ ”Edmond”  qui se joue au Théâtre du Palais Royal.

Le théâtre est brut, animal, physique : on y perçoit les fluides corporels des acteurs qui se donnent, leurs rides, leurs expressions, leur vulnérabilité aussi, lorsque la mémoire s’échappe. A contrario, je n’aime pas du tout aller au cinéma et rares sont les films devant lesquels je reste concentrée. En général, il s’agit de films indépendants ou venus d’ailleurs. En France, j’apprécie le travail de mes comparses Lot-et-Garonnais, les frères Boukherma, avec les excellents Willy 1er et Teddy.

En lien avec ma formation universitaire, j’aime l’art figuratif, et plus précisément, la période expressionniste, Nouvelle Objectivité et réalisme social avec un attrait évident pour grand nombre de peintres allemands, dont notamment Georg Grosz. Tout comme pour la littérature, j’aime les œuvres qui me secouent, me perturbent, m’esquintent. Celles dans lesquelles l’on se perd et l’on s’abîme. La période de l’entre-deux guerres fût particulièrement féconde, permettant aux artistes de se révéler et de jouer un rôle d’éveilleurs de conscience, bien au-delà des questions esthétiques et du “Beau” académique. Des efforts bien vains ! Parmi les oeuvres caricaturales de Grosz, on peut noter “Les Piliers de la société” (1926), critique de l’élite allemande de cet entre-deux-guerres, hommes d’affaire, clergé et militaires. Plus tardive, l’œuvre de son exil américain, “The Pit” (1946) Résolument nihiliste et empreint de la pensée de Swedenborg dont il se considère être le disciple. Son monde lui apparaît « comme un monde symbolique, un paradis caricaturé. L’enfer est ici ; derrière ma chaise, l’abîme menace, mais je ne le regarde pas ». The Pit illustre un monde en décomposition, un après-guerre où se mêlent ruines fumantes et symboles. Nombre de peintures “orientalistes” me touchent également, comme “L’Odalisque allongée” de Benjamin Constant, ou encore, des oeuvres de Bosch, Dürer…

Enfin, j’avoue un plaisir coupable : le brutalisme. On pense bien sûr à la Villa Savoye du Corbusier, mais les constructions brutalistes de l’ex-Yougoslavie et de l’ancien bloc de l’Est sont pour moi une grande source d’extase et d’inspiration. J’ai hâte d’aller visiter le Bouzloudja en Bulgarie, par exemple. Et avec tout ça, je ne vous ai pas parlé du patrimoine architectural minier du nord de la France ! Là aussi, je pourrais écrire des pages et des pages sur le sujet.

Trois clichés personnels

Août 2022, quelque part en Roumanie, probablement le village de Laslea en Transylvanie. J’ai été subjuguée par le charme désuet de ces villages… un charme cachant une Histoire dont je n’avais aucunement l’idée, mais aussi, beaucoup de pauvreté. La plupart de ces villages autrefois Saxons sont occupés par des familles Roms. Ce cliché façon carte postale cache beaucoup de misère.

Février 2022 (BiH/Monténégro) Une photo qui illustre toute la complexité politique et territoriale de la Bosnie-Herzégovine. Vous quittez le Monténégro et arrivez… en République Serbe ! En fait, vous êtes bel et bien en Bosnie. Vous arrivez simplement en République serbe de Bosnie, une entité sécessionniste créée en 1992, puis rattachée en décembre 1995 à l’Etat indépendant de Bosnie-Herzégovine. Je pense que si l’on ne connaît pas l’Histoire et la géographie de ce territoire, cela peut-être réellement perturbant pour des voyageurs passant cette frontière !

Août 2019, Kosovo, Pristina

Lorsque l’on parle du Kosovo, en général, ce qui nous vient à l’esprit n’est pas forcément très reluisant. J’ai été vraiment surprise par la capitale de ce pays : jeune, vivante, festive. Une vieille ville traditionnelle, avec ses ruelles et ses mosquées et puis, le boulevard Mère Teresa, ses boutiques, sa promenade, ses restaurants branchés (et veggie pour certains… ceux qui connaissent les Balkans savent qu’ici, c’est plutôt rare !). Et puis, ces libraires de rue. Il y en a beaucoup et je ne m’attendais clairement pas à trouver ça. Tout a été bien consigné dans mon récit de voyage en solo, donc si cela vous intéresse… suivez le guide !

Grands défis et propositions

  • Se recentrer sur une Éducation faite de Sciences et d’Humanités. Réapprendre à écrire à la main, à lire, réduire notre consommation virtuelle, favoriser les échanges humains plutôt que virtuels.
  • Débouter l’économie en tant que modèle politique actuel pour en faire un moyen plutôt qu’un objectif, tant dans notre organisation sociale que pour des enjeux civilisationnels, et notamment environnementaux.
  • Réduire les tensions géopolitiques actuelles même si tout cela me paraît bien naïf et utopique.

Cependant, on commence à observer un changement de paradigme depuis la crise sanitaire du Covid avec une remise en question totale des modes de gouvernance, mais aussi une jeunesse plus consciente, refusant de reproduire les schémas d’antan. D’aucun parleront d’individualisme, d’autres de prise de conscience où produire ne doit plus être un objectif ultime.