Startups et PME : faut-il être rentable le plus vite possible ? La dialectique croissance/rentabilité

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Cet article aborde deux scénarios de croissance pour une jeune entreprise, en analysant leurs implications stratégiques et financières. Le premier scénario privilégie une croissance autofinancée avec une rentabilité rapide, tandis que le second opte pour une croissance accélérée au prix d’une rentabilité plus tardive. Un modèle financier détaillé éclaire les résultats respectifs. Le choix entre ces deux scénarios dépend de vos objectifs et de votre tolérance au risque, ainsi que de considérations sur le financement, la dilution et le délai de cession envisagé. In fine, cet essai invite à une réflexion sur le rythme et les modalités de développement de votre entreprise.

E. Krieger

Article également paru dans Maddyness (dans une version plus synthétique) : www.maddyness.com/2024/02/06/etre-rentable-ou-bruler-du-cash-quelle-strategie-rapportera-plus-aux-fondateurs-au-moment-de-lexit/

Si vous souhaitez développer votre entreprise en pur autofinancement, la rentabilité est une quasi nécessité dès la première année activité.

En revanche, si votre objectif est de maximiser la valeur financière de votre entreprise et de vos propres parts, cette quête d’une rentabilité rapide n’est pas indispensable. Elle peut même s’avérer contreproductive. L’enjeu sera en effet de croître à marche forcée pour devenir une cible de rachat pour un grand groupe. Ce dernier fera alors jouer des synergies techniques et/ou commerciales ou tentera d’éviter que votre startup devienne encore plus dangereuse en passant sous l’égide d’un concurrent.

Pour illustrer ces deux scénarios de croissance et de rentabilité, rien de tel qu’une métaphore arboricole et un peu de modélisation financière sur fond de modèle « DCF » (Discounted Cash-Flows) basé sur les flux de trésorerie actualisés d’une entreprise.

L’exemple choisi correspond à une PME (scénario « Quercus », genre des chênes, à croissance lente) ou à une startup (scénario « Populus », genre des peupliers, à plus forte croissance) à la croisée des chemins, car parvenues à un chiffre d’affaires de 700 k€ qui correspond à la médiane de CA à partir de laquelle les startups sont en mesure d’effectuer une levée de fonds en amorçage. Selon la banque d’affaires Avolta (données 2022), ces levées de fonds interviennent 3 ans après la création d’une startup, qui aura ainsi réussi, à dépasser les 50 k€ de facturations mensuelles à partir de cette troisième année.

Scénario #1 « Quercus » : croissance autofinancée

Dans un scénario de croissance autofinancée, avec une progression annuelle des ventes de +20% et un taux d’excédent brut d’exploitation (EBE) de +20%, notre PME réaliserait 4,3 M€ de CA et 0,8 M€ de résultat d’exploitation dix ans plus tard.

En postulant des investissements (Capex) se montant à 4% du CA, amortis sur 3 ans, ainsi qu’un taux effectif d’impôt sur les sociétés de 25%, on parvient à calculer le résultat d’exploitation et les impôts annuels. En estimant le besoin en fonds de roulement (BFR) à 15% du CA, on peut calculer les flux de trésorerie disponibles chaque année, ces flux étant à la fois amputés des impôts et de la variation du BFR. En actualisant ces flux à un taux de 25% en phase avec les attentes de beaucoup d’investisseurs en capital, il nous est possible de calculer la valeur actualisée des différents flux de trésorerie disponibles sur une période de dix ans. Ce taux d’actualisation est encore appelé coût moyen pondéré du capital, le fameux WACC – Weighted Average Cost of Capital, qui a pour effet de lyophiliser les cash flows futurs d’autant plus que ce taux est élevé et que les « free cash flows » sont lointains.

Enfin, en postulant un taux de croissance « à l’infini » de 2,1% par an, nous pouvons ajouter à la valeur actuelle des flux des dix premières années une « valeur terminale actualisée », qui aboutit à une valeur d’entreprise de 700 k€ si l’on suppose que l’entreprise n’a ni cash ni dette au moment de l’évaluation.

Cette valorisation correspond très exactement au CA actuel de notre entreprise : la PME « Quercus » serait donc valorisée 1 année de CA à l’instant « t ». C’est éminemment sympathique comparé à la plupart des PME mais pas réellement en phase avec la « logique startup », qui postule une croissance nettement plus rapide pour une cession planifiée dans des délais plus brefs que pour une entreprise se développant plus modérément et en pur autofinancement.

Scénario #2 « Populus » : objectif hypercroissance

Dans un scénario de croissance accélérée, tablons à présent sur une progression annuelle des ventes de +60% les 5 premières années avec taux d’excédent brut d’exploitation (EBE) désormais négatif de -20% du fait d’importants investissements commerciaux. A partir de la 6ème année, notre entreprise deviendrait en revanche très rentable, avec un EBE de +40% et une croissance annuelle des ventes toujours soutenue mais passant désormais à +30%. Dix ans plus tard, la startup « Populus » réaliserait 27,3 M€ de CA et un résultat d’exploitation très confortable de 10,3 M€.

En conservant les mêmes hypothèses d’investissements (Capex), d’impôt sur les sociétés, de BFR, de taux d’actualisation et de taux de croissance à l’infini, nous aboutissons désormais à une valeur d’entreprise de 3,8 M€. La valorisation résultant de ce scénario correspond à plus de 5 fois le CA actuel de notre entreprise, ce qui est très supérieur au précédent scénario.

Avec un taux d’actualisation de 15%, l’écart de valorisation serait même d’un facteur 10 entre les deux scénarios…

De la création à l’exit : des années d’écart selon la stratégie retenue

Ces deux scénarios archétypiques permettent d’éclairer les spécificités financières de chaque mode de développement.

Si l’on se réfère au seuil médian de CA de 38/4,1 = 9,3 M€ à partir duquel les startups se vendent (source Avolta 2022, qui évoque une cession médiane de 38 M€ sur la base d’un multiple médian du CA de 4,1), notre PME Quercus atteindrait uniquement ce niveau de CA dans 14 ans avec 9 M€ de CA. Ce délai n’est plus que de 6 ans dans le second scénario, avec 9,5 M€ de CA pour la startup Populus. En rappelant que chacune des entreprises est déjà âgée de 3 ans dans notre modèle calibré sur le niveau de CA et le délai médian requis pour effectuer une levée de fonds en amorçage, notre startup « Populus » serait âgée de 9 ans au moment de l’exit… et de 17 ans pour notre PME « Quercus ». Quasiment deux fois plus !

Ces 9 ans correspondent précisément au délai médian de cession des startups analysées par le baromètre Avolta (données 2023) lorsqu’elles sont financées par le capital-risque. Et les entreprises « bootstrappées » n’ayant pas fait appel au capital-risque y sont uniquement cédées lorsqu’elles sont âgées en médiane de 15 ans, ce qui est proche des 17 ans de notre modèle et, dans tous les cas, nettement plus long que lorsqu’une entreprise accueille des investisseurs dont le business model repose essentiellement sur la réalisation d’une plus-value en capital le plus « rapidement » possible.

Implications en matière financement et de part des fondateurs

En matière de production ou de consommation de cash, les différences entre les deux scénarios sont également édifiantes :

  • Notre PME « Quercus » est rentable dès le premier jour et génère 0,6 M€ de flux de trésorerie positifs sur les 5 premières années, ce qui lui permettrait même de distribuer des dividendes sur cette période.
  • Notre startup « Populus » consomme en revanche 5,2 M€ de cash sur la même période, ce qui doit nécessairement être compensé par des flux financiers. Ces flux seront a priori surtout des capitaux propres injectés par des investisseurs, même si notre startup pourra également avoir recours à des financements non dilutifs comme des avances remboursables ou des crédits d’impôts liés à des opérations de recherche ou d’innovation.

Dans le premier cas, les fondateurs de notre PME Quercus n’auront pas besoin de faire appel à des investisseurs extérieurs. Dans le second cas, les fondateurs de la startup Populus feront sans doute appel à deux tours de financement en amorçage (seed) et en capital-risque (série A) voire d’une « série B » s’il convient d’accélérer encore davantage.

Si on se cale sur les données Avolta 2022, le cumul des levées de fonds en amorçage et en série A se monte à 1,2 + 3M€ soit 4,2 M€ pour une dilution médiane de 29% puis de 28% ce qui ramène la part des fondateurs à 100%x0,71×0,72 soit 51% à l’issue de ces deux tours de financement où les investisseurs détiendront pour leur part 49% de la startup.

Rappelons que d’après l’étude Avolta 2022, la valeur médiane de revente d’une startup financée par capital-risque est de 38 M€, sur la base d’un multiple du CA de 4,1. En l’absence de clauses spécifiques de « liquidation préférentielle », les fondateurs de notre startup Populus empocheraient 51% d’un CA de 9,5 multiplié par 4,1 soit 20 M€.

Lorsqu’une entreprise n’est pas financée par capital-risque, le montant médian de cession est de 21,6 M€, sur la base d’un multiple du CA de 1,7 correspondant à des revenus moins récurrents et moins valorisés que pour une startup. Les fondateurs de notre PME Quercus empocheraient alors 100% d’un CA de 9 multiplié par 1,7 = 15,3 M€. Cette plus-value est non seulement inférieure à ce que toucheraient les fondateurs de notre startup mais sera encaissée sensiblement plus tard que pour les actionnaires de la startup vouée à l’hypercroissance.

En cas de financement par capital-risque, la pression des investisseurs sera clairement plus importante que celle que les fondateurs de notre PME Quercus se mettront pour avancer. Ces considérations de gouvernance et de pression managériale sont également à prendre en compte car tout doit aller plus vite en mode startup par rapport à une PME traditionnelle.

Quel scénario choisir ?

Le choix de l’un des deux scénarios dépend de votre équation personnelle, au-delà ce que qu’un outil comme Excel est capable de modéliser.

Il dépend également de votre capacité à vous affranchir des valeurs médianes pour vous développer à un rythme plus soutenu et créer une valeur financière encore plus élevée, avec ou sans capital-risque. Dans ce cas, les plus-values de cession peuvent être très supérieures aux montants indiqués mais il ne faut pas oublier que ces données médianes correspondent à l’archétype des entreprises à succès. 50% des nouvelles entreprises ne passent pas le cap des 5 ans et ce taux de sinistralité est encore plus élevé pour les startups, où moins de 10% parviennent au stade de la série B (source Avolta), chiffre à rapprocher aux 90% d’échecs généralement constatés dans l’écosystème startup.

Plutôt qu’une métaphore arboricole, nous aurions pu employer pour les startups l’image du bobsleigh où les vainqueurs raflent la mise en grande partie grâce à une vitesse initiale la plus élevée possible et beaucoup d’adresse pour négocier les nombreux virages. Notre PME aurait pour sa part fait un détour par la Grèce antique pour être comparée à Ulysse, dont l’odyssée dura 20 ans.

Du championnat de bobsleigh à la persévérance de Pénélope dans l’attente du retour d’Ulysse : à vous de choisir l’histoire dont vous serez le héros. Quel que soit leur nom de code, ces deux scénarios ambitionnent de vous faire réfléchir sur le rythme et les modalités de développement de votre entreprise.

Etienne Krieger

PS : Pour les amateurs d’arbres et de jardins, voici quelques précisions pour justifier notre métaphore arboricole :

  • Les chênes, arbres du genre Quercus, peuvent prendre plusieurs années voire des décennies pour atteindre une taille significative. Leur croissance annuelle est estimée à environ 30 à 60 centimètres dans des conditions optimales et beaucoup de sujets dépassent les 200 ans.
  • Les peupliers, arbres du genre Populus, peuvent pousser d’environ 1,5 à 3 mètres par an, soit cinq à dix fois plus rapidement que les chênes… mais leur longévité est généralement moindre et avoisine les 50 ans.

Une croissance rapide peut comporter des inconvénients, comme une fragilité accrue, une longévité plus faible voire des conséquences environnementales problématiques. Avant de planter des arbres à croissance rapide, mieux vaut prendre en compte l’ensemble des facteurs et choisir des espèces adaptées à votre région et à vos besoins. Bref, il faut de tout pour faire une forêt ou un jardin remarquable. Le recours à un architecte paysagiste vous permettra de composer l’univers végétal qui vous ressemble. Dans le même esprit, un expert financier et/ou les membres de votre comité stratégique vous aideront à faire les bons choix de développement pour votre entreprise.