Entretien réalisé par Etienne Krieger le 5 novembre 2020

Quel plaisir d’écouter Jean-Baptiste Rabouan raconter l’histoire de la photographie ! Sa culture en la matière est encyclopédique mais il a de surcroît un talent inné de conteur. J’ai dévoré d’une traite son livre « Ils étaient photographes : Les artistes pionniers » où il nous fait découvrir l’histoire de la photographie à travers une série de nouvelles qui nous font remonter le temps et nous familiarisent avec plusieurs techniques et pratiques de la photographie du XIXème et du début du XXème siècle. Jean-Baptiste est un baroudeur qui a arpenté le monde pour le compte des plus grandes agences photographiques mais l’Himalaya est sa terre d’élection, qu’il n’a de cesse de retrouver, tant pour ses paysages que pour ses habitants. Son exploration des procédés photographiques anciens combinée à la recherche de nouveaux pigments est quasi alchimique, si ce n’est que notre Nicolas Flamel des temps moderne entreprend de transmuter la lumière et la matière en émotions pures. J’ai été saisi par une de ses gommes bichromatées trichromes intitulée « Vibration » immortalisant un reflet de sa Loire natale, cliché qui m’a instantanément transporté au bord du Nil vingt ans plus tôt. Ou quatre mille ans, qui sait ? Jean-Baptiste est un magicien qui n’impose jamais rien mais qui vous propose de parcourir le temps et l’espace sur les ailes d’un papillon-caméléon. Combinant ses connaissances historiques et l’exploration de nouvelles techniques picturales, Jean-Baptiste repousse les frontières de la photographie.

Bonne lecture !

What a pleasure it is to listen to Jean-Baptiste Rabouan tell the story of photography! His knowledge in the field is encyclopedic, but moreover, he possesses an innate talent for storytelling. I devoured his book ‘Ils étaient photographes: Les artistes pionniers’ in one go, where he takes us on a journey through the history of photography through a series of short stories that lead us back in time and familiarize us with various techniques and practices of photography from the 19th and early 20th centuries. Jean-Baptiste is an adventurer who has roamed the world on behalf of the greatest photographic agencies, but the Himalayas are his chosen land, a place he never tires of revisiting, for both its landscapes and its people. His exploration of ancient photographic processes combined with the search for new pigments is almost alchemical, except that our modern-day Nicolas Flamel endeavors to transmute light and matter into pure emotions. I was captivated by one of his bichromate trichrome gum prints titled ‘Vibration,’ immortalizing a reflection of his native Loire, a snapshot that instantly transported me to the banks of the Nile twenty years earlier. Or four thousand years, who knows? Jean-Baptiste is a magician who never imposes anything but offers you the opportunity to travel through time and space on the wings of a butterfly-chameleon. Combining his historical knowledge with the exploration of new pictorial techniques, Jean-Baptiste pushes the boundaries of photography.

Happy reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

            Je commence ma carrière dès 18 ans avec une formation d’artisan photographe en alternance avec l’École Supérieure de Photographie à Paris. Après quelques années comme assistant, je crée mon propre studio à Paris en 1984.

Le succès commercial du studio me permet d’entreprendre une série de reportages au long cours en Himalaya, un rêve depuis toujours. Dégagé des contraintes de commande, ces premiers reportages prennent la dimension de voyages initiatiques. Sur place, je m’investis dans une pratique intensive du yoga et dans l’étude des philosophies indiennes.

            De retour en France, j’étudie l’hindi en autodidacte. J’arrive à un niveau de conversation et de lecture courante en deux ans. Sur le terrain, le fait de pouvoir communiquer en milieu rural ou populaire où l’anglais est rarement parlé m’ouvre des portes exceptionnelles pour un photographe.

            Mes reportages sont remarqués et font l’objet de publications. Je cède alors mon studio et entre dans le circuit des grandes agences de reportages(Gamma, Sygma, Hemis). Je travaille alors en binôme avec le journaliste Patrick Fiori. Nous réalisons des reportages de voyage à travers le monde pour la presse magazine. Fort de cette expérience, je produis mes premiers travaux textes et photographies en Himalaya qui aboutissent à la publication du livre « Ladakh », aux éditions Cheminement 2000.

            Je rejoins alors l’équipe du magazine Grands Reportages où je travaille comme grand-reporter pendant 18 ans – la ligne éditoriale d’alors est orientée vers le reportage ethnographique. Pierre Bigorgne, le rédacteur en chef de l’époque, me laisse une grande liberté éditoriale. Cette opportunité me permet d’affiner mon regard sur le monde indien et de publier aux éditions Glénat 2010 le livre « Mother India » (textes et photos).

            Mes reportages auprès des nomades tibéto-indiens font naître chez moi un intérêt pour les producteurs de laine qui vivent à un carrefour entre économie mondiale et traditions nomades. La relation entre la quête et la matière m’interpelle. Grâce à Dominic Dormeuil, président de la société Dormeuil, je réalise une série de reportages – textes et photos -sur les peuples de la laine à travers le monde qui se concrétise par la publication du livre « À la recherche des laines précieuses » aux éditions Glénat 2015.

            Toujours dans un esprit humaniste, je m’intéresse aux pierres précieuses et réalise une série de reportages sur les hommes et la mine. Je suis une formation en gemmologie. Je suis alors invité par une équipe de gemmologues autour du Pr Emmanuel Fritsch et Franck Notari, à participer à la réalisation d’un livre sur les gisements de gemmes birmans. L’ouvrage « Mogok, la vallée des pierres précieuses » est publié aux éditions Glénat 2018.

            Après toutes ces années de reportages, je consacre désormais l’essentiel de mon travail à la photographie expérimentale en explorant les procédés dits « anciens ». Cette activité d’artiste marque un tournant dans ma carrière et se concrétise aujourd’hui par des expositions.

L’art, la science, l’innovation et vous

            L’art de la photographie est le pur produit de la société industrielle. En ce sens, c’est un vecteur privilégié de la représentation du monde à l’ère technologique. La photographie se définit à la fois en tant que regard, celui du photographe, et de pertinence, celle des conditions de la photographie. De plus, c’est la seule discipline des arts graphiques que tout le monde pratique d’une manière ou d’une autre. Dans ce contexte, l’artiste photographe doit composer d’une part avec la nature mécanique de la photographie et, d’autre part, avec l’immense production populaire. L’innovation permanente devient alors une nécessité tant pour les artistes que pour les industriels.

            Mon travail s’inscrit dans le courant de pensée qui accorde à l’art une dimension spirituelle. J’explore pour cela la mutation dans l’œuvre photographique de ses propres conditions matérielles et contextuelles de production. Par sa nature mécanique, l’image photographique adhère au monde extérieur. C’est une empreinte isomorphique de la lumière et c’est là son paradigme. D’ailleurs dans l’usage commun toute photographie est invisible (Roland Barthes, La chambre claire) : on voit ce qu’elle représente et non ce qu’elle est. À contre-courant de l’image dématérialisée, j’ai entrepris d’explorer ce que la photographie révèle par sa matière propre.

            En toute logique, je devais maîtriser les différents procédés photographiques dits « anciens » pour manier à façon les matériaux sensibles à la lumière. Retrouver les savoir-faire et les gestes du passé n’est pas simple – il faut préciser que les multiples « tutos » sur internet sont sans aide. J’ai eu la chance d’être initié par Jean-Charles Gros l’un des rares Maîtres et d’avoir entre les mains les bons ouvrages du 19e – parfois aux allures de grimoires.

            Et puis il y a eu ma rencontre avec Franck Notari, un éminent scientifique directeur du laboratoire de gemmologie de Genève. Expert en minéraux, il m’accompagne pour élaborer des techniques de fabrications de pigments avec lesquels je réalise des épreuves photographiques. L’idée fondamentale est de réussir à produire une épreuve avec la matière collectée sur le lieu de prise de vue : la photographie devient alors une empreinte de la lumière et de la matière.

            Mon autre champ de recherche concerne les matériaux utilisables en photographie : L’éclat des métaux comme l’argent, le fer, le platine, le palladium… et les pigments pour la vibrance des couleurs. J’ajoute à cela la question essentielle des fibres des papiers… Ces recherches quelque peu alchimiques entre artisanat et science, sont passionnantes. Mais il ne faudrait pas que la technicité et la virtuosité fassent oublier l’objectif visé : offrir au spectateur la possibilité d’une expérience transcendante.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

  • Django Reinhardt : Improvisation N°3 – (LIEN)
  • Tchaïkovski : Le lac des cygnes opus 20a – (LIEN)
  • J.S. Bach : Suite pour violoncelle N°1 en sol majeur – (LIEN)

Trois œuvres littéraires

  • Albert Camus : La peste.
  • Alexandra David-Néel : Voyage d’une Parisienne à Lhassa.
  • Milarépa : Les cent mille chants (traduits du Tibétain par Marie-José Lamothe).

Autres types de créations

            Je suis curieux de tous les arts et je cherche toujours la nourriture de l’âme dans la contemplation des œuvres. Je n’ai pas de préférence dans les genres ou les époques. Parmi les œuvres qui sortent du champ de l’art occidental, les peintures murales du monastère d’Alchi ont été une révélation. Elles sont le chef-d’œuvre préservé des monastères bouddhistes construits au Ladakh par Guru Rinchen Zangpo au 11ème siècle. On l’évoque souvent comme la chapelle Sixtine du Bouddhisme tibétain. On doit l’œuvre picturale à des artistes géniaux du Cachemire. J’ai vu Alchi pour la première fois en 1984. C’était alors un petit monastère perdu entre les montagnes. Les lueurs des lampes à beurre parsemaient les autels des Bouddhas comme des constellations. Lorsque mes yeux s’accoutumèrent à la pénombre, je vis surgir des murs les figures divines, toutes vibrantes de leurs teintes sourdes. Il me faudrait des pages ou plutôt un grand blanc, pour dire le choc spirituel que fut cette première visite. J’y suis retourné maintes fois et les peintures murales d’Alchi inspirent toujours mon travail actuel.

Trois clichés personnels

Cette photographie d’une initiation chamanique au Ladakh (Himalaya) a été prise en 1989 lors de mes premiers reportages au long cours. Son rendu graphique pictural évoque un monde déjà perdu.

Étendage des pétales de roses pour la distillation d’huile essentielle, Inde UP 2003. La beauté bucolique de cette composition cache la dure réalité du quotidien dans cette région qui compte parmi les plus pauvres de l’Inde : complexe relation entre photographie, réel et réalité !

Groupe de femelles bœufs-musqués et leurs petits, Groenland. Au mois de février dans la toundra au pied de l’inlandsis vivent les bœufs-musqués, survivants de l’ère glaciaire. Sur cette photographie, le profil de l’animal central s’impose comme une peinture d’art pariétal.

Grands défis et propositions

            Mon métier de reporter m’a donné la chance de rencontrer des personnes de toutes conditions et dans les cultures les plus diverses. Partout et même dans les pires circonstances, j’ai croisé des gens de bonne volonté et des personnalités exceptionnelles. J’ai également appris que les situations ne sont jamais simplement bonnes ou mauvaises et parfois en dépit des apparences. J’imagine un avenir optimiste où les générations à venir bâtiront une humanité heureuse. Cela étant dit, il y a encore du chemin à parcourir et les défis ne manquent pas !

          Nous connaissons bien les menaces qui pourraient mener l’humanité à sa perte. Il me semble que l’une des sources de nos maux vient du fait que nous n’acceptons pas notre finitude. C’est bien naturel pour un mammifère que de vouloir survivre et se reproduire. Mais en ce qui concerne notre espèce nous sommes passés de l’adaptation à la transformation radicale de notre biotope. Cette capacité, unique dans le règne animal, nous la devons à notre « cerveau ». Et si nous avons excellé à accroître notre espérance de vie et notre démographie, nous n’en sommes pas moins responsables des défis à relever. Gageons que les sciences et l’ingénierie apporteront avec sagesse des solutions aux problèmes.

          En toute modestie, si j’avais une proposition à faire, je dirais que nous devrions travailler davantage à comprendre la nature de notre conscience avec toutes les questions ontologiques en découlent. Ces recherches sont traditionnellement dévolues aux mystiques, aux philosophes, parfois aux artistes. Mais en l’absence de réponses indiscutables de la science, nous restons dans le domaine de l’expérience ou de la croyance. Il en ressort quelques fois de grands sages, mais force est de constater que les paroles de sagesse apaisent rarement les passions des foules.

          Depuis relativement peu de temps, les neurosciences se penchent sur les questions existentielles. Elles explorent la terra incognita de notre activité cérébrale et font de passionnantes découvertes. Ce n’est que le début et je suis enthousiaste à l’idée qu’un jour on puisse clairement établir ce que la mort nous réserve, ce que sont l’âme et la conscience, s’il existe un quelconque plan divin… Sans connaître la réponse, on peut imaginer l’impact qu’auraient de telles découvertes. J’aime à penser que la science lèvera une fois pour toute le voile du mystère existentiel et que ce sera pour le bien de tous les êtres !

Sur internet :

http://www.rabouan-images.com

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Rabouan