Entretien réalisé par Etienne Krieger le 9 novembre 2020

Isabelle Georges incarne à merveille la maxime de Sénèque : « Hâte toi de bien vivre et songe que chaque jour est à lui seul une vie ». Son répertoire, servi par une voix envoûtante et une présence scénique jubilatoire, reflète son éclectisme qui la fait passer allègrement de la comédie musicale anglo-saxonne à la chanson française en passant par le jazz et le répertoire yiddish. Alors que je m’étonnais un jour qu’elle arrive très en avance à un rendez-vous au Café de Flore, elle m’a répondu « Il ne faut pas être en retard quand on a rendez-vous avec la vie ». Cette envie de croquer le monde à pleines dents s’exprime également sur scène, comme j’ai pu le voir au Bal Blomet et au Théâtre des Champs Elysées. Le portrait ci-dessous vous permettra de faire plus ample connaissance avec une contemplative hyperactive : un oxymore comme on aimerait en croiser plus souvent…

Bonne lecture !

Isabelle Georges embodies perfectly Seneca’s maxim: ‘Hasten to live well and remember that each day is, in itself, a lifetime.’ Her repertoire, delivered by an enchanting voice and a jubilant stage presence, reflects her eclecticism, effortlessly transitioning from Anglo-Saxon musicals to French songs, jazz, and Yiddish repertoire. One day, as I expressed my surprise at her arriving very early for a meeting at Café de Flore, she replied, ‘You shouldn’t be late when you have an appointment with life.’ This desire to embrace the world with gusto is also evident on stage, as I have witnessed at Bal Blomet and Théâtre des Champs-Élysées. The portrait below will allow you to get to know a hyperactive contemplative better: an oxymoron we wish to encounter more often…

Happy reading!

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Votre parcours et votre activité actuelle

J’ai grandi au son des vocalises de ma maman, soprano dramatique, des gammes de ma grand-mère, compositeur de musique de scène ainsi que des contes fantastiques que me racontait mon père, amoureux de jazz et de poésie. J’ai gardé de cette époque une passion pour le chant, la musique et Stefan Zweig !

Chanteuse, danseuse, auteure, actrice, compositrice, créatrice de spectacles (ça fait beaucoup, je sais :o), j’ai été formée à la musique par ma mère et ma grand-mère, à la comédie musicale et aux claquettes par Victor Cuno, à la danse par Agnès Faure et Matt Mattox, au chant par Jean Salamero, au théâtre par Maurice Attias, Patricia Sterlin, Jean-Luc Tardieu et Bernard Hiller et encouragée à l’écriture par Alain Didier Weill. Quelle chance d’avoir appris avec tous ces êtres humains si passionnants et singuliers !

Je continue à prendre des cours de chant et à faire des stages dès que j’en ai l’occasion. Apprendre est une grande source de joie.

Si j’aime profondément être sur scène, je chéris tout autant les moments qui précèdent la naissance d’un texte, d’une chanson ou d’un spectacle tout entier, le processus de création.

J’aime malaxer la matière autour d’un piano avec Frederik, mon compagnon, mon ami arrangeur Cyrille Lehn ou seule à ma table avec mes rêves.

Depuis 2005, je crée des spectacles musicaux qui mélangent les genres, ce qui me vaut souvent le qualificatif d’inclassable. Tant mieux car je n’ai jamais été attirée par la simplification extrême qui se cache derrière les étiquettes.

Que ce soit pour faire sortir de l’oubli le compositeur Norbert Glanzberg, Padam Padam, pour partager ma madeleine qu’est la comédie musicale Broadway en Chanté ou Lumière sur Broadway ou pour célébrer l’amour quand tout le monde parle de guerre, Amour Amor, mes spectacles ont un point commun : transcender le quotidien, lutter contre les discriminations et le faire en musique et avec humour, autant que possible.

Mon tout dernier spectacle, Oh Là Là ! est la réalisation, sans filets, d’un rêve de gosse, un véritable « Personality Show » dans la lignée de ces femmes qui m’inspirent depuis l’enfance comme Judy Garland ou Shirley MacLaine. Il m’a permis de faire mes débuts à Londres lors du London Cabaret Festival 2016, de faire la clôture du festival d’Edinburgh 2016 dans la Famous Spiegeltent avec, à la clef, quatre étoiles dans The Herald, de faire mes ‘Broadway Debuts’ au 54 Below à New York et de chanter au Théâtre des Champs-Élysées pour la sortie du disque éponyme.

J’ai eu l’immense bonheur de créer trois programmes avec orchestre et grâce à cela de chanter sur des scènes mythiques comme le Concertgebow d’Amsterdam ou le Musikverein à Vienne.

J’ai enregistré douze CDs et un DVD. Certains sont le fruit de mes spectacles ou de rencontres avec quelques-uns de mes héros comme René Urtreger ou Maury Yeston. D’autres sont ce que j’appelle des imprévus merveilleux.

Encouragée par Alain Didier Weill, psychanalyste et dramaturge, j’ai écrit neuf recueils de poésies, publiés à compte d’auteur, que je propose à la sortie de mes spectacles et commencé à écrire de plus en plus de textes de chansons.

Enfin, Je suis la marraine de l’association Étincelle et avec l’association Encore Music, j’ai une convention avec l’hôpital Necker où, mes musiciens et moi faisons des mini-concerts au chevet des enfants malades.

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L’art, la science, l’innovation et vous

L’essentiel de mes activités tourne autour de la création. J’ai le privilège de donner vie à mes rêves ainsi qu’aux multiples idées qui s’invitent sans frapper. Qu’elles soient sous forme de mélodies, de chansons, de spectacles ou de poèmes… Entre la création et la scène, j’ai la chance de faire ce que j’aime.

Pour ce qui est de l’innovation, j’ai toujours trouvé ce mot légèrement prétentieux ; le mot transformation me semble plus juste. N’est-ce pas plutôt une continuité ? L’inspiration, qu’elle soit artistique ou scientifique, n’est-elle pas nourrie de ce qu’il y a eu avant nous ?

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Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

  • Clair de Lune de Debussy

Ma meilleure amie, une de mes grandes sources d’inspiration : ma grand-mère qui me jouait souvent ce morceau.

« Tes mains sont posées sur ma tête, tu pianotes, tu pianotes…
Doucement, tendrement, de toutes petites notes …
Tes doigts me font une confidence
Et tout en moi fait sens !
Les bobos de l’enfance, les silences
Et même la plus cruelle indifférence
Je suis une
Je suis moi
Unie vers celle qui a toujours cru en moi
»

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  • West Side Story

Ma sœur et moi allions avec notre maman au Mac Mahon pour voir des comédies musicales.

West Side Story est la première que j’ai vue sur grand écran. La musique de Bernstein, les chorégraphies de Jerome Robbins et l’énergie vitale qui émane de chacun des interprètes de ce Roméo et Juliette new yorkais sont tout simplement un souffle inaltérable d’inspiration.

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  • Putting it together

Écrit par Stephen Sondheim et interprété par Barbra Streisand sur The Broadway Album.

Ce texte si plein d’esprit et de justesse résume parfaitement les affres de l’après-création.

Pas à pas, ne jamais cesser d’y croire !

Ma playlist comprend des centaines d’autres titres et d’interprètes comme Judy Garland, Bruno Fontaine, Jacques Brel, Peter Paul & Mary, Pete Seeger, Le Kingston Trio, Harry Belafonte, Alan Cumming, Barbara, Chopin, René Urtreger, Nougaro, Zizi Jeanmaire, Brett Denen, Andrew Von Oeyen, Arcady Gendler, Hilda Bronstein, Prince, Julie London, Mickael Jackson, Les frères Gershwin, Irving Berlin, Cole Porter, Nougaro, Stromae, Ryuichi Sakamoto,  Miles Davis, Nina Simone, Bill Evans, Frederik Steenbrink, Joe Dassin, Flash Pig, Luciano Pavarotti, Ella Fitzgerald, Elvis Presley, Maury Yeston, Chet Baker, Billy Holiday, Fred Astaire, Julie Andrews, Oscar Peterson, David Bowie…

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Trois œuvres littéraires

  • Le monde d’hier de Stefan Zweig

L’œuvre de Stefan Zweig m’accompagne depuis l’enfance, grâce à mon père. Je suis très touchée par l’humanité de cet auteur et l’enthousiasme qu’il a pour les autres auteurs, créateurs. Lors de mon récital au Musikverein à Vienne, Je suis allée sur les traces de Stefan Zweig et grâce à un passionné, comme moi, j’ai découvert un lieu inconnu du grand public, Stefan Zweig Archiv, où je me suis retrouvée seule dans une pièce entourée de tous ses livres, de photos, de lettres. Un moment de grâce inoubliable.

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  • Humanité une histoire optimiste de Rutger Bregman

J’ai découvert ce livre, pendant le confinement, grâce à mon compagnon néerlandais comme l’auteur. Il part du postulat que la plupart des gens sont bons. C’est passionnant et infiniment rafraîchissant !

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  • Qui se souvient des hommes de Jean Raspail

Ce livre, découvert quand j’avais 15 ans, a été un immense choc. Je laisse la parole à deux critiques qui sont très souvent en désaccord, sauf cette fois.

« Le livre le plus beau, c’est-à-dire le plus humain, le plus impressionnant que j’aie lu depuis longtemps. Non pas bien écrit, mais superbement écrit, sans apprêt, avec la force du naturel. Avec la violence magnifique et désespérée d’une infinie compassion pour un peuple, une peuplade, celle des Alakalufs, isolée, perdue, oubliée dans les solitudes glacées de la Terre de Feu. Un roman, un récit, un long cri magnifique de fraternité pour restituer un destin, pour rendre justice à ces hommes qui ont tout perdu, jusqu’à leur langue, leur identité, et qui vont disparaître de la planète. » Francis Mayor, Télérama.

« Une épopée de la douleur et de la solitude. L’histoire des Indiens du cap Horn, détruits par le monde moderne après des millénaires de survie dans le vent noir, le froid fou et les tempêtes monstres. D’outre-tombe, ces fantômes, pauvres d’entre les pauvres, nous parlent. Et nous comprenons trop bien ce qu’ils ont à nous dire… » Michel Déon, Le Figaro magazine.

Mais il y a tant d’autres auteurs qui m’accompagnent et que j’aime tendrement comme

René Barjavel, Jean Cocteau, Patti Smith, Bashevis Singer, Thomas Mann ou Hermann Hesse …

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Autres types de créations

J’aime la peinture, Je suis une inconditionnelle de Monet, Miro, De Staël.

Je fais souvent des collages. J’aime découper des journaux, et, munie de mon stick de colle Uhu, comme à l’école, assembler les pièces d’un puzzle que me dicte l’envie du moment.

Enfin, j’apprécie particulièrement l’océan et les arbres, dont un marronnier qui se prénomme Bichonchon, que j’ai planté quand j’étais petite et qui m’a inspiré un conte musical pour enfant qui devrait voir le jour en 2021 : Bûchette et l’horrible chapeau.

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Trois clichés personnels

Pour accompagner le premier cliché, un petit poème de mon cru :

Biscarosse

Retrouver l’essentiel
L’océan et le ciel
Les bateaux de l’enfance
Les embruns, les vacances

Sentir l’odeur des pins
Trébucher et tomber
Ivre de souvenirs

Retrouver les maisons
Sur chacune un nom
Petit morceau de rêve
Lieu de joie et de trêve

Mouvements salutaires
de l’horizon aux terres
Force de ces rouleaux
qui vous parlent du tout

Club Mickey
Manège et gaufres
Concours de natation
Trampoline et chansons

Oh ! Moments de joie pure
Pépé des crêpes
Meringues, seringues
Et Dune du Pilat

Mes plus belles années
Mes deux parents, ma sœur et moi

Le deuxième cliché est l’entrée des artistes du Carnegie Hall:un mes rêves est de chanter dans cette salle mythique. Un pas, il suffit d’un pas… Me vient en tête ce poème d’Antonio Machado :

Voyageur, le chemin
Ce sont les traces de tes pas
C’est tout ; voyageur
Il n’y a pas de chemin
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur ! Il n’y a pas de chemin
Rien que des sillages sur la mer
Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer

Pour le troisième cliché, je vous présente Neunette, mon ours en peluche, compagnon de mes années d’hospitalisation à l’hôpital Necker, accompagné d’un petit poème dédié à Jacob Cukier, chirurgien. Reconnaissance et pensées pour tout le personnel hospitalier.

Il me connaît en profondeur
Des doigts de pied au bout du cœur

Il a su réorganiser
Ce que le créateur avait raté

L’homme au scalpel et doigts de fée
A plus d’un tour dans son sac

Ré inventeur doué
De mes beaux intérieurs
Si 3 ne colle pas
2 s’improvise sauveur

Mille fois trop de cœur
Mais là il n’y peut rien
Le mécanisme seul
L’intéresse oh combien !
Il est le roi du monde
Quand il sauve un rein

Il faut que chacun sache
Que sans ses dignes mains
Nous serions sous une bâche
Privés de lendemain

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Grands défis et propositions

S’il fallait en sélectionner trois, ces défis seraient les suivants :

  • Enseigner le « festina lente » (Hâte-toi lentement) d’Érasme à l’école.

Accepter que « rien ne sert de courir », qu’une maturation peut être lente comme celle d’un bon vin de Bordeaux… Gérer son impatience et tous les signaux de ce monde en fuite… Aller de l’avant, avec enthousiasme et énergie, tout en prenant son temps…

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  • Continuer à questionner

Extrait du vieil homme qui disait « pourquoi », un conte écrit par le poète américain E.E. Cummings pour sa fille : « Vous dites tout le temps pourquoi, répondit la fée. Et cela rend tout le monde fou. Les gens ne peuvent plus ni dormir, ni manger, ni penser, ni voler parce que vous dites toujours pourquoi, pourquoi, pourquoi et encore pourquoi, sans cesse. Je suis venue de mon étoile lointaine pour vous dire que vous devez arrêter de pourquoyer.
– Pourquoi ? dit le petit homme très, très, très vieux. »

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  • Je finirai par cette phrase trouvée, je ne sais plus où, qui disait :

“Don’t die with your song left unsung” *

*Tentative de traduction : Ne quittez pas ce monde avec votre chant sur le cœur…