Entretien réalisé par Etienne Krieger le 4 décembre 2020

Nils Aziosmanoff est fasciné par l’écriture sous toutes ses formes, car il connaît la force thaumaturgique des récits, ces fictions qui ont façonné homo sapiens depuis plus de 100 000 ans, improbable synthèse entre nature et culture. Mais l’espace de l’écriture classique ne lui suffit pas, d’autant que Nils vient de l’univers de la composition musicale. Place par conséquent à l’écriture multimédia et à l’art numérique ! Si Baudelaire était notre contemporain, il serait assurément l’invité des salons littéraires postmodernes de Nils et déclarerait que, si « les parfums, les couleurs et les sons se répondent », leurs avatars digitaux ont d’emblée fusionné dans l’espace de nos pensées. L’hybridation art-sciences est la grande affaire de Nils, qui construit inlassablement le futur à l’aide d’artistes, de scientifiques et divers représentant de la société civile. Il soutient que nous avons plus que jamais besoin de culture pour dépasser nos différences et imaginer un destin collectif où le progrès ne serait plus synonyme d’utopie pour tant de fatalistes. Lors de l’inauguration du Cube en 2001, lieu emblématique de la création numérique, Nils affirmait « lorsqu’une fleur pousse dans la neige, c’est politique ». Aucune métaphore ne pourrait mieux illustrer l’action de ce chantre inlassable de la culture numérique, catalyseur du vivre ensemble.

Bonne lecture !

Nils Aziosmanoff is fascinated by writing in all its forms because he understands the thaumaturgic power of narratives, those fictions that have shaped Homo sapiens for over 100,000 years, an improbable synthesis of nature and culture. But the realm of classical writing is not enough for him, especially since Nils comes from the world of musical composition. Hence, the stage is set for multimedia writing and digital art! If Baudelaire were our contemporary, he would undoubtedly be a guest at Nils’s postmodern literary salons and declare that if ‘scents, colors, and sounds respond to each other,’ their digital avatars have already merged in the realm of our thoughts. The hybridization of art and sciences is Nils’s grand venture, as he tirelessly builds the future with the help of artists, scientists, and various representatives of civil society. He contends that we need culture more than ever to overcome our differences and envision a collective destiny where progress is no longer synonymous with utopia for so many fatalists. During the inauguration of the Cube in 2001, an emblematic place for digital creation, Nils declared, ‘When a flower grows in the snow, it’s political.’ No metaphor could better illustrate the actions of this tireless advocate of digital culture, a catalyst for living together.

Happy reading!

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Votre parcours et votre activité actuelle

J’ai d’abord été musicien de jazz et dirigé un conservatoire de musique et de danse, tout en créant les premières formations en informatique musicale à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) et à l’Institut International de l’Image et du Son (3IS). J’ai créé ART3000 en 1988, un collectif interdisciplinaire qui a édité le revue Nov’Art, organisé près de 1000 événements et ouvert un lieu de résidence d’artistes en partenariat.

Heureux lauréat d’HEC Challenge+, j’ai participé à la création de plusieurs entreprises innovantes dans le domaine de l’édition numérique.

Depuis 2001 je suis Président cofondateur du Cube, 1er centre de création numérique en France. Le Cube a soutenu 4000 artistes de la scène internationale, et 400 productions. Il forme tous les publics à la créativité numérique afin de favoriser l’émergence d’une société plus capacitaire et contributive. Il anime également une réflexion prospective et interdisciplinaire sur les grands enjeux de société.

En parallèle, je dirige l’organisation d’ISEA 2023, événement majeur de la scène internationale des arts numériques, avec 58 pays participants. J’anime le séminaire « Les nouveaux imaginaires du numérique » à Sciences Po Saint-Germain et à l’Institut Mines Télécom IMTBS. J’anime les « Rendez-vous des Futurs », créés avec Joël de Rosnay et Eloi Choplin : plus de 130 émissions en ligne sur de nombreux sujets de société, avec des invités comme Jeremy Rifkin, Claudie Haigneré, Yves Cochet, Cynthia Fleury, Etienne Klein, Gilles Clément, Claire Nouvian, François Taddei et plus de 200 autres…

L’art, la science, l’innovation et vous

L’homme crée l’outil qui façonne l’homme, c’est un processus d’évolution anthropologique depuis la nuit des temps, mais aujourd’hui il s’accélère avec les machines intelligentes qui augmentent nos capacités. Elles nous challengent dans tous les domaines tout en nous amenant à développer ce qu’elles n’ont pas : notre humanité, ce que le philosophe appelle « l’âme de la statue ». Les technosciences repoussent les limites de l’impossible dans tous les domaines, mais face aux effondrements écologiques l’humain est menacé de sa propre disparition. Cette rupture convoque notre créativité et ouvre un nouveau paradigme pour l’art, elle invite à créer de nouvelles manières de créer. Les arts, les sciences et les technologies sont aujourd’hui hybridés par le numérique qui favorise l’apparition de nouvelles expériences sensibles du réel. Les sciences révèlent les mystères de l’univers, les technologies étendent nos capacités cognitives, les arts questionnent le sens et mettent en récit. Leur convergence au sein de nouvelles fabriques des imaginaires forme un creuset d’éveil des consciences. Cette métamorphose rencontre quelques résistances au sein des institutions et entreprises, car elle touche aux structures culturelles établies, aux réalités intersubjectives. Ces obstacles sont constitutifs de la destruction créatrice, ils marquent la limite à franchir et c’est là qu’intervient l’acte créatif. Picasso a dit : « la destruction est une urgence créative ». La planète se meurt et nous appelle de tout côté à cette urgence. Les arts numériques forment la fabrique du nouveau chapitre du récit collectif.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

« A love supreme » John Coltrane : LIEN

« Requiem » Mozart : LIEN , version de Neville Marriner LIEN

« La corrida » Francis Cabrel : LIEN

Trois œuvres littéraires

« Don Quichotte », Miguel de Cervantes : LIEN

«  Une nouvelle conscience pour un monde en crise », Jeremy Rifkin : LIEN

« Jours tranquilles à Clichy », Henri Miller : LIEN

Autres types de créations

Peinte en 1895, la Corbeille de Pomme de Cézanne est une nature-morte d’un style très classique. Mais la composition est bancale, instable. Cézanne était pourtant au sommet de sa technique, il avait 50 ans et était professeur aux Beaux-Arts. Il avait osé une nouveauté : superposer plusieurs perspectives dans un même tableau. Ce qu’il voulait montrer, c’est qu’on ne pouvait plus avoir un seul point de vue sur le monde, le regarder sous un seul angle. La pensée rationnelle héritée des Lumières était remise en question par la modernité, elle appelait à de nouvelles représentations du monde.

Méliès, l’un des inventeurs du cinéma, a produit plus de 500 films, « les voyages vers l’impossible ». Le cinéma naissait de la convergence de l’optique, de la chimie, de la mécanique, de la fiction et de la mise en scène. Pour la première fois, on a pu capter le réel en mouvement pour fabriquer du récit. Le cinéma est depuis devenu un art à part entière. Pourtant, Méliès a dû se battre toute sa vie pour développer son idée, et il est mort dans la misère et l’indifférence.

Stark, à qui on demandait y a 30 ans comment il voyait le futur du design, a répondu : « On va passer du beau, qui est un concept culturel, au bon qui est un concept humaniste ». Troublante et juste vision, car tout l’enjeu du design se porte aujourd’hui sur la relation. En fusionnant avec le numérique, « l’objet devient sujet » : il devient interactif, comportemental, empathique, relationnel, émotionnel.

Jean-Luc Godard a dit que malgré toute sa puissance d’évocation, le cinéma Hollywoodien n’est pas apte à représenter la complexité du réel. Il nous faut inventer un nouveau langage pour le représenter. C’est ce à quoi travaillent les artistes du numérique. Avec l’IA, la data, les virtualités ils créent de nouvelles formes de représentation et d’expériences sensibles qui augmentent notre perception du réel, notre rapport au monde. Les arts numériques sont la nouvelle fabrique des imaginaires.

Neal Harbisson est le premier artiste cyborg officiellement déclaré au monde. Souffrant d’une maladie l’empêchant de percevoir les couleurs, il s’est fait greffer dans le cerveau une antenne qui lui permet « d’entendre les couleurs », de convertir les nuances de la palette en fréquences sonores. Mais son pouvoir va au-delà des limites de la perception humaine. Tout comme certaines espèces animales, il peut à présent percevoir l’infrarouge et l’ultraviolet. Neal compte se greffer d’autres capteurs afin d’augmenter la palette de ses sens. Il espère ainsi pouvoir décoder un jour les langages de la nature ou ressentir les mouvements terrestres, être relié au tout.

Trois clichés personnels

Le Cube, un lieu de la ville pour échapper à la ville. Derrière le miroir : l’échappée belle, la fuite de l’imaginaire. L’infini est au dedans.

Les Rendez-vous des Futurs au Cube, avec Joël de Rosnay en parrain fidèle et inspirant. Des centaines de rencontres, immense cadeau de la vie.

Beb-Deum, un artiste puissant dont les portraits ont recouvert les façades du Cube. Vient de paraître « Mondiale », magnifique ouvrage où ses énigmatiques figures côtoient les textes d’Alain Damasio (aux éditions : Les Impressions Nouvelles).

Grands défis et propositions

Apprendre à apprendre.

Explorer de nouvelles manières d’explorer.

Ne pas être plus fort que l’autre, mais plus fort que soi grâce à l’autre.

Apprendre l’art de l’émerveillement et de la résurrection.

Devenir soi.

Apprendre à bouger quand tout bouge autour.

Être mobile dans le mobile.

Faire de l’interruption un nouveau chemin, de la chute un pas de danse, de la peur un escalier, du rêve un pont, de la recherche… une rencontre.

Faire plus complexe avec moins de compliqué.

Tendre vers l’impossible.

Ne pas être un mec qui expérimente l’univers mais être l’univers qui expérimente un mec. 

Décoloniser notre cœur et notre esprit, décoloniser notre imaginaire.

Ouvrir des écoles pour fermer des prisons.

Bien faire et se tenir en joie.

Avec par ordre d’apparition : Peter Senge, François Taddei, Albert Jacquard, ?, Nietzsche, Virginia Woolf, Jules Verne, Fernando Pessoa, Edgar Morin, Charlie Chaplin, Jim Carrey, une parole d’indigène, Victor Hugo, Spinoza.