Entretien réalisé par Etienne Krieger le 13 février 2021

Si l’ikigai avait un nom, ce serait assurément celui de Claude Lemesle. Il est à la chanson ce que Jean Vendome est à la haute joaillerie : un géant, tout simplement. A travers ses textes, Claude raconte des histoires qui nous parlent de nous. Des chansons qui nous touchent puisque, comme le dit son ami Didier Barbelivien, il les écrit à l’encre de la vie. Mon enfance a été rythmée par les textes de Claude, interprétés par les grandes voix de la chanson. Parmi les plus émouvants : « Et si tu n’existais pas », un texte magnifique sur l’amour thaumaturge écrit avec Pierre Delanoë et interprété par Joe Dassin. Cette chanson nous transporte dans un univers où le temps et l’espace s’effacent devant l’essentiel. J’ai eu le privilège de participer aux ateliers d’écriture de Claude à la Sacem pendant quatre ans et ces soirées musicales sont un moment fort de mon existence. Surnommé le « passeur de passion » par Caroline Balma-Chaminadour, sa modestie et sa générosité n’ont d’égale qu’un immense talent. J’imagine que Claude sera gêné par cet édito mais peut-être ignore-t-il l’admiration que ses élèves lui portent. Aussi, je persiste et signe : merci Claude et tous mes vœux t’accompagnent pour tes 50 prochaines années de passion et de chansons.

Bonne lecture !

If ikigai had a name, it would undoubtedly be Claude Lemesle’s. He is to music what Jean Vendome is to high jewelry: a giant, simply put. Through his lyrics, Claude tells stories that speak to us, songs that touch us, as his friend Didier Barbelivien puts it, he writes them with the ink of life. My childhood was accompanied by Claude’s lyrics, interpreted by the great voices of the music industry. Among the most moving ones: « Et si tu n’existais pas, » a magnificent song about transformative love written with Pierre Delanoë and performed by Joe Dassin. This song transports us to a universe where time and space fade before the essential. I had the privilege of participating in Claude’s songwriting workshops at Sacem for four years, and those musical evenings are a significant moment in my life. Nicknamed the « conveyor of passion » by Caroline Balma-Chaminadour, his modesty and generosity are only matched by immense talent. I imagine Claude would be embarrassed by this editorial, but perhaps he is unaware of the admiration his students hold for him. Therefore, I persist and reaffirm: thank you, Claude, and all my best wishes accompany you for your next 50 years of passion and songs.

Enjoy your reading!

eK

Votre parcours et votre activité actuelle

Je suis auteur de chansons depuis 54 ans.

Ma première chanson a été enregistrée en 1966 lorsque j’avais 21 ans et que j’étais élève au Petit Conservatoire de la chanson depuis 1965 (encore appelé Petite Conservatoire de Mireille, cf. LIEN).

J’étudiais alors à la Sorbonne après avoir fait khâgne, tout en participant au Petit Conservatoire et en chantant dans des cabarets et lors de galas.

J’ai rencontré Joe Dassin en juillet 1966 et ce fut le début de notre coopération musicale et d’une grande amitié.

Depuis lors, je n’ai pas arrêté d’écrire : plus de 3000 chansons à ce jour, dont 1500 ont été enregistrées.

Je continue d’écrire des textes pour de jeunes interprètes talentueux et je suis engagé de longue date dans la défense du droit d’auteur au sein de la SACEM.

J’ai également à cœur de transmettre mon art, à travers des ateliers d’écriture que j’anime en France et à l’étranger depuis plus de trente ans.

L’art, la science, l’innovation et vous

Il y a de nombreuses connexions entre la création de connaissances et la création artistique, même si cette dernière ne sera jamais une science exacte !

Un créateur est quelqu’un qui a un univers et, pour le partager, il faut un minimum d’assise technique. Ce fut le cas de Picasso, qui avait une science du dessin extraordinaire et une créativité débridée.

Il faut connaître les règles pour pouvoir les enfreindre le cas échéant car, en matière d’art, on peut aller n’importe où mais pas faire n’importe quoi.

Bref, il y a des parentés entre art et science mais tout de même de grande différences entre la démarche artistique et la démarche scientifique. Après avoir côtoyé beaucoup de grands scientifiques et d’artistes, il me semble cependant que l’on n’atteint un certain degré d’excellence qu’au prix d’un travail considérable.

Les œuvres qui vous parlent

Trois œuvres musicales

« Les contes d’Hoffmann », de Jacques Offenbach (LIEN). L’auteur y est à l’apogée de son art : il nous plonge dans un univers magique et singulier. 140 ans après sa mort, Offenbach continue d’aider les gens à vivre et à rêver, ce qui est assurément la plus grande réussite pour un créateur.

« Eleanor Rigby », des Beatles (LIEN), car ces derniers ont apporté quelque chose de primordial à la musique du XXème siècle. Eleanor Rigby est un texte assez étrange, un peu surréaliste, entre la pop et le classique. En l’espace de huit ans, l’évolution des Beatles est faramineuse, notamment en matière d’exigence littéraire, tant pour John Lennon que pour Paul McCartney. Durant ces quelques années, la progression du groupe en matière de créativité et de sophistication musicale est tout aussi impressionnante. 

« Mon enfance », de Jacques Brel (LIEN) : j’adore sa passion, l’énergie qui se dégage quand il chante, la sincérité qu’il met dans tout ça. Cette chanson, irréprochable sur le plan littéraire, est parfaite, entièrement écrite et composée par Brel. Il n’y a ni grandiloquence ni amphigourisme. Le dernier couplet est, comme souvent chez Brel, une sorte de montée vers l’orgasme… jusqu’à la chute, indescriptible.

Trois œuvres littéraires

« Les Essais » de Montaigne : une réflexion sur la vie, l’amitié, l’amour, la mort… C’est ce qu’on a fait de mieux.

« Nana » de Zola : belle réflexion sur la société du Second Empire et sur la corruption de la beauté par l’argent. La prose de Zola est d’une très grande poésie.

« Le dormeur du val » de Rimbaud : c’est un poème parfait, très classique et très exigeant. C’est l’apogée de la poésie classique, même si Rimbaud réprouverait cette affirmation… et que ce n’est pas de l’alexandrin comme chez Racine, mais ça reste de l’alexandrin !

Autres types de créations

En matière de cinéma, je revois souvent des œuvres magnifiques et très classiques comme « Les enfants du Paradis », réalisé par Marcel Carné d’après un scénario de Prévert.

Une phrase comme « Ce n’est pas grand-chose de souffrir puisque tout le monde le fait » paraît tellement simple mais l’est pas, comme le « to be or not to be » de Shakespeare. Ce film est un chef d’œuvre en matière de mélange du désespoir et de la fête, lorsque Baptiste court après Garance en sachant qu’il ne la reverra plus.

Autre film remarquable : « l’Arnaque » (The Sting), de George Roy Hill, avec Paul Newman et Robert Redford. Ce film est rythmé par la mélodie de Scott Joplin, « The Entertainer ».

Enfin, « Midnight in Paris » de Woody Allen est un film d’une poésie extraordinaire. Je pourrais le revoir dix fois de suite.

En matière de sculpture, j’ai des goûts assez éclectiques et j’aime beaucoup Giacometti… mais je suis encore davantage attiré par la peinture, notamment celle des impressionnistes, comme Renoir.

Je suis également sensible à la peinture de Watteau, notamment son Pierrot (autrefois appelé « Gilles »), un personnage entre effarement et tristesse à l’issue d’une fête du XVIIIème siècle.

Mention spéciale pour Picasso, évidemment ! J’ai vu « Guernica » au MoMA de New York, avant son transfert en Espagne en 1981 : c’est un tableau qui crie. Plus je m’en approchais, plus j’étais bouleversé. C’est un des plus beaux cris poussés contre la guerre.

Trois clichés personnels

Je fais peu de photos, ce qui est un comble pour un fils de photographe, mais en voici trois…

L’île aux Marins :

Cette île de l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon est située en face du port de Saint Pierre. Elle est inhabitée depuis 1963 alors qu’elle comptait plusieurs centaines d’habitants au début du XXème siècle, essentiellement des pêcheurs.

Elle ne compte plus que quelques résidences secondaires et j’aime sa beauté sauvage.

« Salut les amoureux »

C’est le brouillon de « Salut les amoureux », écrit un soir chez Joe [Dassin], rue d’Assas. Il y a quelques ratures mais c’est presque le texte définitif.

Je soumettais des phrases à Joe au fur et à mesure et on arrivait ainsi à un texte qu’il pouvait incarner. On s’appréciait beaucoup et cette coopération artistique a duré quinze ans.

[NDLR : Claude possède 104 cahiers où sont écrites toutes ses chansons].

La caserne de Belfort

C’est la caserne où j’ai fait mon service militaire. Je n’y étais pas retourné depuis novembre 1969. Le hasard a fait que je chantais à Beaucourt le 6 octobre dernier et que j’ai fait un crochet par Belfort. La caserne n’avait pas du tout changé.

Cela m’a fait l’effet de la madeleine de Proust : un type de 75 ans se retrouve jeune homme de 24 ans. Je venais d’écrire « La demoiselle de déshonneur » et me voici 51 ans plus tard…

Grands défis et propositions

Un des plus grands défis est écologique car on a quand même bien bousillé la planète…

Il faudra également réduire drastiquement le nombre de laissés-pour-compte. Il faut rechercher l’égalité des chances, des droits et des traitements, malgré nos différences.

Il nous faut également construire une société plus idéaliste et moins matérialiste. Les gens cherchent en effet des personnes, des choses et des causes auxquelles croire. C’est admirablement résumé par Alain Souchon dans « Foule sentimentale » :

Foule sentimentale
On a soif d’idéal
Attirée par les étoiles, les voiles
Que des choses pas commerciales

Références :

  • « L’art d’écrire une chanson », Claude Lemesle, Éditions Eyrolles, 2010, 171 pages.
  • « Claude Lemesle, passeur de passion », film écrit et réalisé par Caroline Balma-Chaminadour : LIEN.

Liens YouTube de quelques chansons inoubliables de Claude Lemesle :

  • « Une fille aux yeux clairs », interprété par Michel Sardou : LIEN.
  • « Et si tu n’existais pas » (coécrit avec Pierre Delanoë), interprété par Joe Dassin, Iggy Pop et bien d’autres : LIEN
  • « Le barbier de Belleville », interprété par Serge Reggiani : LIEN
  • « L’été indien » (coécrit avec Pierre Delanoë), le plus grand succès de Joe Dassin : LIEN
  • « Il faut vivre », interprété par Serge Reggiani : LIEN
  • « La bête immonde », interprétée par Michel Fugain : LIEN
  • « Je n’ai pas changé », interprété par Julio Iglesias (LIEN).
  • « Je chante avec toi liberté » (coécrit avec Pierre Delanoë), interprété par Nana Mouskouri : LIEN.
  • « J’ai le blues de toi », interprété par Gilbert Montagné (LIEN) et par Slimane (LIEN).